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Greymouth, WestCoast | Du large
et du lointain
samedi 5 avril 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
– #23. Vers la Nouvelle-Zélande, enjamber le Pacifique
– #24. Christchurch, sous le ciel renversé
– #25. Akaora, échouée à l’horizon
– #26. Taylors Mistake, sauf erreur
– #27. Hanmer Springs, la brume et l’échappée
J1.
Depuis Christchurch, le 2 avril, la route traverse les plaines de Canterbury, longe les méandres de la Waimakariri, puis grimpe dans les Alpes du Sud, avalées par la brume, et se faufile entre les beech forests trempées de pluie – sous les nuages bas, Arthur’s Pass surgit comme une faille ouverte par les premiers colons frayant un passage vers l’or.
La vallée s’étendait désespérément sous son ciel bas, engloutie quelque part que personne ne chercherait plus, alors les premières montagnes ont émergé lentement, fatiguées mais indéfinissables, au fond d’un paysage en fond perdu. Plus loin, la route grimpe, se glisse à travers les forêts de hêtres, les arbres détrempés, leurs troncs noirs luisants sous l’humidité, l’air lourd de mousse et de terre humide. Arthur’s Pass se dresse, sa plaie ouverte par les chercheurs d’or qui avaient voulu dompter la terre vierge et où le vent, saturé d’histoires et de rêves avortés, souffle sans relâche sur la faille. Le col se lève entre les montagnes, tracé dans le silence, passage obligé pour ceux qui croyaient trouver l’or où la terre ne donnait que des cailloux, de la pluie. Et puis, tout bascule, la route descend, se précipite vers la West Coast, abandonne les hauteurs pour se laisser avaler dans les pentes lourdes et sombres qui se jettent dans la mer de Tasman. La brume se défait sous les morsures du vent qui pousse les vagues jusque sur la terre, et bientôt la lumière change, plus dense, crache le sel et la mémoire – à Greymouth, l’air porte l’odeur du large, ce parfum de fin, de tout ce qui fuit vers l’horizon où la terre se vomit dans la marée.
J2.
De Greymouth, Punamu Pathway, la pierre verte saigne d’histoires anciennes pillées jusqu’ici, les vitrines emprisonnent ce qui fut libre comme on enferme un peuple entre les pages mortes des musées — et nous passons, dociles, regardons sans voir ce que l’histoire nous refuse encore.
Les pierres déposées autrefois par les mains de ceux qui les connaissaient sont désormais traitées comme des pièces exhibées pour amateurs de curiosités ramenées à la lumière et vidées de tout leur sens. La pierre verte, ce trésor du pays, saigne d’histoires effacées, de vérités mises sous verre ; à force de les enfermer, on ne fait que tourner autour de ce qu’elles auraient pu être et de ce qu’elles sont devenues – figées et captives dans les musées. Et comme les autres avant nous, on observe les pierres sans les voir vraiment, considérant seulement ce que l’histoire nous refuse encore. (Si on le pouvait encore, on dirait que Punamu n’est pas simplement un mot, mais l’écho de tout un monde capturé dans la pierre verte, que les Maoris nomment ainsi pour désigner le jade, ce trésor qui lie la terre, les ancêtres et le sacré, que bien davantage il incarne la mémoire des rivières qui l’ont façonné, des mains qui l’ont transformé, des récits tissés autour de sa brillance, oui, si seulement on le pouvait, on dirait que ce mot porte en lui l’horizon tout entier, la mer, les montagnes, et les racines d’une culture — mais est-ce le terme ? — dont l’histoire se refuse à se dire, piégée par les mots mêmes qui cherchent à la nommer, et que face à cette butée de silence, reste une pierre, fragment d’un monde que l’on ne saura jamais totalement saisir que sous la forme d’un caillou plus beau que tous les autres et dont la beauté elle-même devient une insulte à ce que cette pierre referme au-dedans d’elle-même.) C’est là peut-être que se niche le véritable voyage, celui de la mémoire qui ne parvient jamais à se libérer de son passé, de ce qu’on lui impose pour la faire ressembler à un présent. Nous passons et ne comprenons pas tout ce qui a été écrasé sous ce poids d’oubli que l’histoire porte en elle, gravée dans chaque pierre, chaque éclat de verre mort.
—
J3.
De la côte ouest, longer la mer de Tasman jusqu’à ce qu’elle vienne percuter le Dolomite Site et ce qu’on nomme ici « Pancakes Rock »— comme si l’érosion n’avait donné naissance qu’à de mauvaises plaisanteries pour touristes, quand les Maoris parlaient de Punakaiki, et dans leur mot on entend la bouche de la mer et le battement lent des mondes qui s’effacent — nous n’en verrons pas la fin, même en les regardant patiemment s’effondrer.
Car ce que nous voyons ne nous appartient pas vraiment ; et toujours cet écart entre ce que nous désirons comprendre et ce que la terre nous laisse entrevoir. Non, nous n’en verrons pas la fin, les rochers continueront de disparaître poussière après poussière et tomber lentement dans la mer sans un bruit. Plus loin, sur le Paparoa Track, la pluie continuera de battre sans relâche les pentes détrempées, noyées dans un vert luisant et glissant, traversées de lichens, de rata rouge sang, quelques taches de vie éclatant dans la brume. Les kéas fous et les piwakawaka, voleront entre les gouttes comme s’ils se moquaient du temps qui passe, du fil du temps et de nos pas, des traces perdues ou des gestes dissipés. Ils ne se préoccuperont ni de la pluie ni du vent, ni du monde qui s’effondre lentement autour d’eux. Ils voleront simplement, déjouant tout ce qui, dans cette réalité morte, cherche à établir le solde de tout compte. Il faudra marcher sur cela aussi.




























































































