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Milan #3 | Il Duomo

En levant les yeux

dimanche 5 juin 2022


On remonte les interminables artères commerciales qui filent du sud vers l’est, et quand on bascule à l’angle de la Via Torino, c’est une vision brutale, définitive, qui fait ralentir les foules : la place du Duomo est une sorte de caillot de sang où s’agglomère une masse désœuvrée qui sait qu’elle est arrivée, mais se demande encore où.

La cattedrale metropolitana della Natività della Beata Vergine Maria ne ressemble pas vraiment à une église, encore moins à une église d’ici — plutôt à une façade sculptée à la puissance même du Gothique flamboyant d’Anvers ou de Bruges que puisée dans le rite ambrosien lombard fait de pierres ocres et d’arcs de cercle amples et modestes. Gian Galeazzo Visconti, le premier maître des lieux, avait fait détruire tout ce qui avait précédé pour lever cette verticalité pure, désirant dresser l’image de son propre pouvoir — jaloux de ceux qui, plus au nord, l’exerçaient alors. C’est au nord qu’il prend les formes de la représentation pour représenter sa propre gloire composée de milles pierres creusées à la main et montées les unes sur les autres jusqu’au ciel.

Ce soir-là où je la vois, la foule était assise, dos à la façade, avide de voir devant un écran géant la projection des derniers épisodes d’une série adolescente : la cathédrale formait cette butée d’impatience, et ajoutait à l’obscénité marchande de cette ville l’allégorie même de l’obscénité.

Des statues qui la racontent, je ne saurais dire : le récit qui compose la fable que les corps jouent, là-haut, est si décomposé. Ce n’est pas vrai de dire que les cathédrales est le livre ouvert pour ceux qui ne savaient pas lire : c’est plutôt l’œuvre de la domination plus puissante encore que les armes — par là, d’en bas, on savait qu’on ne saurait jamais les mystère ; les figures paraissent danser dans l’Histoire, énigmatiques et sûres d’elles, enveloppées d’un drame que les prêtres marmonnent si bien, mais ce qu’elles font ? Et ce qui relie ces gestes en eux ? Restent des éclats qu’on peut saisir quand ils sont à bonne distance : telle tête tranchée, tel corps massacré et docile, tel femme nue en larmes. C’est tout. Il faut croire que ces corps sont la vérité. Pour le reste, il y a des musiciens, les mêmes depuis mille ans, qui font les poches des passants, et la nuit qui, parfois, ici et là, tombe de la même manière.



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