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Babylone | Premières pages

L’histoire commence à Babylone

mercredi 10 septembre 2025


Dans quelques jours paraît Babylone, un récit, à l’Arbre Vengeur.

Je dépose ici les premières pages.

(Et en légende, ce tableau de Robert Ker Porter dont l’image longtemps fut accrochée à la table de travail, et en fond d’écran de l’ordinateur sur quoi je m’acharnais — R. K. Porter fut l’un des premiers peintres, au début du XIXᵉ siècle, à rapporter du Levant des vues de quelques citées disparues dont les ruines laissaient voir ce qu’elles étaient, ce qu’elles auraient pu être et ce que nous serons. La Ziggourat foudroyée de Borsippa, sur le site de l’actuel Birs Nimrud, ne pouvait être que la tour de Babel puisque dans les rêves, elle avait cette forme : et qu’elle était foudroyée aussi. Mais Babylone est à une journée de marche au nord-est. On ne savait pas que la foudre vient du rêve lui-même. J’ai longtemps regardé cette image comme Porter a regardé les ruines de Babylone, qui les a pris pour d’autres. Mais il avait raison, le peintre : la preuve : il nous a peints en bas de l’image, de dos, mal assis sur un cheval épuisé, et regardant ce qu’on ne verra jamais.)


Cède, assieds-toi dans la poussière
Fille vierge de Babel,
Sans ton trône, à même la terre,
Babylone, fille des Chaldéens,
On ne t’appellera plus longtemps
« Ma douce, ma tendre » —
Prends ta meule à bras, mouds le grain,
Dévoile-toi
Trousse ta robe, dévoile tes jambes,
Passe les fleuves —
Ton sexe, il sera dévoilé
Et ta honte exhibée —
Je me venge et nul ne m’arrête.

Isaïe, 47 : 1


L’Histoire commence à Babylone

L’Histoire commence à Babylone où tout s’est achevé. Souviens-toi.

C’est ici. Mais ici où Babylone s’est étendue de tout son long rue après rue, temple après temple pour répandre la splendeur de ses faubourgs et son ombre sur toutes choses jusqu’à nous, il n’y eut longtemps rien sous le ciel que de la terre vide attendant ce qui allait l’accomplir : tout commence ici et nous sommes avant. Nous sommes au premier jour, face à la terre lorsqu’elle n’était que ce désert qu’elle redeviendra aux derniers jours, oui, avant. Car s’il faut lire le monde, considérons d’abord la page blanche.

Quand le soleil s’est levé pour la première fois, il s’est dressé sur un paysage sans ombre et sans fin. Babylone n’avait pas encore de nom, d’histoire ni de mémoire, seulement devant elle un peu de temps pour devenir Babylone, du temps et un lieu où ici elle endossera son nom, ce nom qui prend appui sur le vide premier qui la fonde aussi, Babylone de tous les temps et pour toutes les fins, Babylone — ville qui les contient toutes dans laquelle aujourd’hui nous allons du matin au soir cernés, épuisés et vaincus.

Nous n’étions pas encore vaincus. Rien n’avait de nom. Au centre exact de la terre frappé par le vent, pur monde découpé dans les premiers jours, se dressait seulement l’horizon — et si l’horizon est la rencontre du ciel et de la terre, ce point qu’on ne touche jamais, oui, nous sommes ici. Ici naîtra Babylone, Pays d’Entre les Fleuves destiné à gouverner les nations, mais patience encore, nous n’en sommes pas encore là : nous sommes dans les premières pages que feuillette le vent ; ici, aucun pays ni peuple d’abord, seulement l’horizon et la solitude de deux fleuves impassibles et sans nom qui descendaient infiniment des bords du monde.

Car bien avant la ville, bien avant les jardins suspendus depuis le ciel et la tour d’orgueil qui le caresse presque, avant les Rois, les poètes qui les chantent et ceux qui les insultent, avant les massacres et les soulèvements des peuples, avant les rues embellies de bitume et de briques cuites puis percées de canaux le long des échoppes et des temples, les murailles hautes d’arrogance et d’azur parées du dragon d’or terrassé par Marduk et des taureaux sacrés voués au dieu de l’orage régnait la terre seule à perte de vue. Un simple terrain vague lancé à la poursuite des siècles. Des pierres, du sable, du ciel jeté par-dessus l’immense et parfois de l’eau qui tombait, mais si peu et c’était tout. Le vent ne faisait que passer. L’orage s’effondrait sur lui-même dans l’écho assourdi du tonnerre.

Nous sommes ici avant et il faut prendre le temps d’en mesurer la portée comme celle de l’ombre que fait l’arbre seul dans un désert sans cri. Voici. Ce vide est l’horizon de l’Histoire, il est la condition de l’Histoire et son vertige par quoi procède le vide, mais pas encore l’Histoire. Il aura duré bien davantage que le temps qui allait lui succéder.

Tout aurait même pu continuer pour toujours.

Mais non ; du vide, le temps prenait des forces à tout ce qui venait, vent, ciel, et apprenait lui aussi la patience avant le désastre. Le désastre viendrait bien assez tôt.

Il a fini par venir. Par colonnes et par grappes, par de timides incursions et par ces hurlements jetés dans le vide pour voir s’il résistait et si l’on pouvait vivre ici, et mourir. Le vide n’aura pas résisté longtemps.

On ne sait pas quand ni d’où. De la mer, pense-t-on, ou d’au-delà des montagnes, d’un lieu sans mémoire ni origine.

Ou peut-être, et je veux le croire plutôt, qu’on a toujours été ici, cachés là dans les ventres de la terre, au-dedans des choses où hurler contre les crevasses des grottes pour faire sortir de soi toute la peur des premiers jours, celles que les bêtes sauvages, les froids ou les rêves faisaient naître en soi.

Dans les profondeurs, on enterrait nos morts à même la terre où on était déjà, enfoncés dans nos terreurs parmi les ombres que faisaient nos corps dans l’ombre à la lueur des torches de feu qu’on apprenait à dompter.

Pourtant, à force de cadavres et de ne pas voir le jour, d’entendre le tonnerre frapper là-haut dans la solitude, on est parvenu à vaincre la peur et les bêtes, avec un peu de feu et beaucoup de courage ou parce qu’on ne passera pas toute sa vie à se cacher dans sa peur. On est donc sorti, par colonnes. Par grappes, on est venu. On a trouvé là de la terre enserrée entre deux fleuves, du vent. La nuit, les étoiles dessinaient des formes découpées dans l’étendue : on levait les yeux, on voulait savoir.

Le jour, on s’assemblait ; on chassait la peur en chassant les bêtes domptées comme le feu par le feu — on apprenait à dormir en paix ; on s’allongeait sous les étoiles et quand on ne dormait pas, on s’approchait l’un de l’autre sans craindre d’être dévorés par autre chose que son désir et le désir faisait désirer davantage. On est alors devenus innombrables.

C’est là qu’on a levé la ville. L’horizon s’effondrait.

Avec la ville naissait brutalement l’Histoire fabriquée à mains nues dans la forme de cette ville sous quelques signes nets déposés dans la matière comme une blessure.

De cela, on se souvient.

Tout commençait.

Car était-ce pour désigner simplement ce pur moment de bascule, marquer d’une encoche le passage entre l’avant rejeté dans le silence et ce qui s’ouvrait — ou plutôt est-ce parce que trop en soi débordait du désir non pas seulement de mordre dans la chair livrée à soi de l’autre, mais de nommer ce qui dehors s’offrait nu, entièrement, et nu, la peau du monde intact ? On l’ignore et toutes les raisons qu’on trouvera seront fausses, je le sais.

Par exemple, on dira qu’il fallait compter les bêtes et qu’elles étaient plus innombrables que nous ; qu’il fallait dénombrer les terres et le vin, ou les cuves d’argile qui contenaient le vin, non, on ne sait pas. On sait qu’on disposait de l’argile ici et en quantité considérable : qu’il suffisait de se baisser pour la saisir, de la faire cuire pour façonner des briques qui serviront à former la ville ou de la faire sécher et de lancer sur elle un peu d’eau, puis d’arracher ce qu’on trouve, une branche de roseau qu’on taillerait pour l’enfoncer ici et là : et c’est tout.

Il n’y a évidemment pas de premier jour, pas de moment précis où l’un d’entre nous, regardant ses mains, jeta devant lui le premier mot ; c’était peut-être un chiffre. C’était à coup sûr des formes vagues dans le vague de la terre. Peut-être le geste prolongeait-il une ligne dans l’argile, peut-être tremblait-il alors et du tremblement serait née la trace hasardeuse d’un symbole qui disait autre chose que lui. Peut-être. Vraiment, on ne sait rien. On ne saura décidément jamais rien.

C’était il y a près de cinq mille ans : c’était ici.

Ce qui commence ici, qu’on lit dans les tablettes d’argile de Babylone est ce geste qui dresse la ville et l’écriture d’un seul mouvement comme s’il s’agissait de la même chose arrachée dans la même matière, et cela aussi, je veux le croire.

Le monde qui devenait de la ville n’existait que parce qu’on pouvait inscrire à la surface des choses son nom fabriqué dans quelques lignes capricieuses capables de désigner autre chose que des lignes. Les signes faisaient signe vers la chose même : c’est cela qu’était la ville, l’existence saisie dans l’écriture — cela qu’on fait, inlassablement encore quand on trace les lettres avec la main pour dire les choses muettes des signes : loger le monde quelque part où l’on pourrait vivre et mourir si c’était possible.

Avant ? Avant l’écriture, le silence est sans mémoire, sans ville, sans mot pour en détourer la forme ou le rêve. Il n’est pas sans histoire, au contraire : les histoires traversées avant l’écriture inventent l’Histoire sans éprouver aucune nostalgie, font expérience de la moindre des attitudes partagées sans créer la mélancolie de l’expérience — on meurt dépourvu de crainte d’être oublié, mais sûr de l’être sauf dans les yeux de ceux auxquels on ne survivra pas. Avant l’écriture, l’Histoire est un désastre tranquille, implacable. Avant on marche dans l’obscurité des grottes, on adore les pierres en hurlant sur elle ce qu’on ne comprend pas et on s’éloigne.

Puis, voilà quelques signes dans l’argile ; on décide que ce sont des mots. On se les passe, on apprend à s’en servir comme des puissances capables de venger l’oubli, la mort et soi-même. Et soudain quelque chose de terrible commence, qui s’appelle peut-être le regret, ou l’éternité, quelle différence ? Dès lors, avant n’a plus d’importance, on ne se souvient pas de ce qui aurait pu avoir lieu et il faut l’inventer — comme on ne peut le faire qu’avec des mots, on délire, on est renvoyé à la terreur pure.

Faisons cela.

Inventons, puisqu’on n’est désormais ici sous le ciel que pour inventer. Nous sommes donc avant. Dans ce temps mort qui dura des millénaires, cette levée avant le premier temps, tandis que dans nos grottes on se cachait, on dessinait aussi, on n’avait fait que dessiner — et c’était une autre manière de se cacher ou d’exorciser sa peur : des traits sur le sol, le sable, à même les parois obscures où l’on faisait danser des flammes sur quoi on crachait, la bouche pleine de charbon pour fabriquer ces chevaux effarants, ces bêtes noires de suie et de terreur, ces sexes de femmes ouverts comme le monde qui là-haut attendait, ces cris. On posait les mains sur les murs dans ce dedans de la terre où l’on tâchait d’exister même si cela voulait seulement dire poursuivre les commencements.

Et c’est ainsi que le feu est devenu le prolongement des bras. On a su crier plus fort que les bêtes et mordre davantage. La morsure était devenue un cri et le cri lentement apprivoisé sur les bêtes prenait corps sous des mots qu’on articulait lentement pour transmettre aux enfants comme le secret du feu qu’on finirait par faire sans y penser, en frottant des branches comme on claquerait la langue entre ses lèvres. Les mots non plus n’étaient pas destinés à rester enfermés au-dedans de soi, dans la bouche et entre les dents marmonnés. Eux aussi exigeraient de sortir pour voir comment le monde était fait, où s’allonger avant de se répandre.

Là-haut, le ciel n’était pas plus vaste que soi. On désirait tout dire ; on inventa la ville pour cela — et Babylone s’est dressée non pas dans la rupture fatale d’avec le temps d’avant, mais comme la forme prise dans la matière du désastre, comme cette conjuration faite monde, un cri quand on veut le nommer pour se défaire du cri, c’est Babylone.

Maintenant, c’est là où nous sommes : non plus avant, dans la confusion des cris, mais ici, dans l’établissement patient de la ville et des signes ramassés dans le geste d’écrire et de vivre. Dans Babylone dès lors et pour les siècles des siècles.

Babylone, c’était fatalement les mots couchés sur les tablettes d’argile qui s’alignaient comme si c’était des choses et c’était bien des choses ces traits qu’on faisait dans la matière : les maisons et les bêtes s’alignaient sur l’argile comme elles s’alignaient dans la réalité, sauf qu’on pouvait mieux les saisir ainsi couchés là, entre nos mains — on installait le monde sous un pouvoir étrange, têtu, qui résidait dans le chiffre. On fixait le vertige de l’innombrable : la nuit, à la lueur de la lune, on notait l’inexprimable désir — l’autre —, celui de compter ce qu’on possédait ou qu’on allait tuer pour survivre à sa mort. C’est cela aussi qui s’écrivait : l’égorgement des bêtes et du sens.

Les tablettes ne se contentaient pas de porter le décompte des choses et elles ne tarderaient pas à servir à désigner les bêtes elles-mêmes, bientôt leurs noms, et tirant le fil du langage écrit, serviront à dire ce qui existe autant que ce qui n’existe pas enveloppés dans un même drapé de réalité : ainsi, au lieu même qui fut comptable des bêtes et des choses, on dira le récit de leur venue jusqu’à nous, les histoires fabuleuses de notre terreur face à elles qu’avaient su vaincre le feu, la morsure et le cri — et tout cela faisait cercle sur la ronde du temps ; brutalement, oui, on écrivait.

Presque aussitôt, l’écriture insidieusement allait dire autre chose que le compte infini des bêtes qui domptait la terreur, autre chose que l’origine des bêtes et celle de l’origine, autre chose que le nom de tout ce qui se dressait dans l’existence et qui n’existait peut-être que dans la terreur, les rêves et les tablettes d’argile. Elle racontait le drame de l’écriture même et que l’écriture était ce drame : que tout s’achevait en elle.

Car à peine les premiers signes tracés dans l’argile à main levée qui formaient les premiers mots, à peine les tous premiers mots qui tramaient dans la boue les toutes premières phrases des tout premiers récits, le sentiment déjà, oui, que tout est perdu, déjà le souffle court, déjà le regard plongé à travers le désert de l’époque, la certitude : déjà ce qu’on ne deviendra plus — l’évidence qu’on ne possédait entre les doigts que ces mots pour dire ce qui tombe de nous et dans la chute, sous ce qui s’échappait, ce qu’on ne saura plus dire que dans la forme d’un crachat, du corps hors de lui jeté dans quelques signes lisibles : l’histoire qui commence ici, sous l’Histoire qui date le premier jour par son écriture, achève avec elle quelque chose qui n’a pas de nom puisqu’il meurt quand on l’écrit.

Se souvenir de tout cela et l’écrire en retour, avec d’autres mots et dans d’autres matières que la glaise, pages plus friables et mortelles que l’argile invincible même par le feu, rejoue le même désir de vengeance d’autrefois et danse autour des mêmes lunes, vieilles lunes immortelles aussi sous lesquelles tombent les mêmes chutes de l’Histoire. Pour le dire, on ne possède que cela : un nom, Babylone — dire ce que disaient les mots quand on les forgea dans la glaise pour y inscrire la certitude que tout était fini, dire que nous autres sommes sur la pointe la plus avancée du présent, déchirés irrévocablement de l’autre côté du temps et des tablettes, que nous savons que l’Histoire s’est poursuivie jusqu’à nous qui lisons la fin du monde dans les tout premiers textes.

La foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit, mais elle frappe toujours la terre avec le même fracas. Prononcer le nom de Babylone ne fait pas revenir Babylone, elle fait peut-être le contraire de cela, qui n’a pas de nom. Rappeler ce nom fait venir à lui tout ce qui désira la détruire parce qu’à ce nom reste attachée la férocité de tous les débuts qui voudraient conjurer toutes les fins qu’on sait encloses là.

Raconter l’histoire de Babylone revient à raconter inlassablement la même histoire toujours recommencée : celle du désir de la voir tomber pour que se lève dans cette contre-histoire des ruines, les forces qui rendraient possibles d’autres mondes.

La ville de Babylone, quoi que disent les savants, on ne sait pas où elle est. On devine dans le sable d’Irak sous Bagdad des traces qui valent les dessins qu’on exécuta, comme un otage, sur les premiers déserts.

Désormais, on ne cesse d’arracher à la terre quelques morceaux épars de murailles et on s’empresse d’emporter le fruit de ce larcin loin d’ici, éparpillés dans la vieille Europe ou de l’autre côté de l’Océan qui n’existait pourtant pas encore quand Babylone régnait sur le monde. Il faut aller à Paris, à Berlin ou Chicago pour la voir maintenant, sous les néons et dans le bruit des appareils photo des touristes. Babylone n’y est pas pourtant.

Elle n’est pas dans les musées, pas plus qu’entre ses enceintes disparues au fond de la terre ou quelque part enfouies sous le bras secondaire du fleuve qui s’est déporté sur ses ruines. Le nom de Babylone qu’on voit sur les tablettes encore, qu’on lève dans l’air, ou qu’on fait entendre silencieusement en soi à sa lecture déborde la ville, ses boulevards et son Histoire perdue, la liste de ses Rois, le chant des poètes dont on ignore les noms : elle est dans chaque mot désormais puisque chaque mot lui revient, et dans chaque ville encore qui voudrait triompher des autres et du destin, dans chaque désir de puissance d’un monde dressé par-dessus la terreur des bêtes et des signes, des origines tissées dans la fin de toute histoire.

Babylone chaque fois qu’on l’appelle fait entendre dans l’écho son existence véritable forgée dans ce silence où nous sommes quand le soir nous rentrons sans savoir où. L’Histoire de Babylone raconte cette histoire : d’un monde échoué sur son désir d’être jeté sous quelques mots et saisi dans l’écriture, et d’une ville tombée mille et une fois que relève le seul désir d’achever l’Histoire une fois pour toutes.