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Babylone | Le Louvre, images dernières

Le Lion passant

dimanche 7 septembre 2025


Les Carnets de Babylone
Parution le 12 septembre 2025 – éditions de l’Arbre Vengeur

C’est quelques semaines après avoir achevé, décembre 2023— Babylone était devenu ce livre mots à mots arraché à quelques images intérieures, de quels fonds venus, je ne sais pas, le désir peut-être de donner contour à la ville qui les porte toutes, ou à ce que le nom de la ville en retour appelle, d’insultes et de vengeances, de renversements à venir.

Au Louvre, quelque chose se trouverait bien là, mais quoi ? D’autres images, si vraies qu’elles se gorgeraient de légendes, ravageuses et indiscutables : l’envers du tableau des Onze, oui, et l’exact emplacement de l’absence de Babylone — c’est ce que je me disais.

Il pleut. Je salue le Pavillon de Flore, la salle du Grand Comité de l’An II est bien sûr là, par-dessus le fleuve qui ne sait faire que passer. Je passe moi aussi.

La lumière est presque souterraine. Couloir après couloir, l’air qui se charge, lourd d’un silence qui n’est pas seulement celui du musée. Non, ce ne sont pas des salles, des portes plutôt, qui s’ouvrent comme des tombeaux.

D’abord, l’Assyrie. Les colosses de Khorsabad. Lamassus dressés, taureaux ailés, gardiens muets. Ma taille d’homme qui me condamne à me courber presque tant la pierre écrase. Glisser entre leurs ailes : il n’y a personne. À les contourner, l’impression d’approcher la ville.

Poursuivre : Naram-Sin gravé dans la pierre de Suse ruisselante de la gloire violente du roi qui grimpe la montagne, foule écrasée sous ses pieds et sa victoire inclinée vers le ciel. Cette stèle, diagonale de violence, sous l’éclair dans la pierre. Puis vient Ebih-Il, agenouillé, yeux immenses de lapis qui n’ont jamais cessé de brûler, mains jointes parlent plus fort que mon souffle. Le temps se resserre, chaque pierre pèse son éternité.

Procession inversée : eux, dressés pour toujours et moi passant en hâte, vite, trop vite — devant Hammurabi. Sa stèle noire dresse encore la loi. Je la frôle sans m’arrêter ; devant, une masse de touristes fait écran — je ne vois la pierre que sur leur téléphone ; je reviendrai.

La salle des tablettes. Briques de terre minuscules et fendues qui portent l’immense – tiennent dans la paume d’une main cependant. Annales des règnes, listes sèches, qui bouleversent plus que les colosses. La fragilité du monde inscrite dans la terre. Signes qui disent : année où Hammurabi creusa un canal, année où il prit une ville. Des millénaires réduits à quelques gestes qui résonnent là comme s’ils venaient de s’écrire. Et c’est le cas. Et dans la vitrine d’à côté, d’autres gestes encore, plus anciens et foudroyants : tablettes qui rapportent l’Enūma eliš, récit babylonien des premiers temps – quand le ciel n’était pas encore séparé de la terre, quand l’eau douce et l’eau salée s’entremêlaient dans le chaos premier. Sur des fragments d’argile tachés, le combat de Marduk contre Tiamat s’inscrit, la fin des temps aux premiers mots, la naissance des dieux, et l’arrachement du monde à la nuit — et la nuit qui se dit dans les mots du jour. Premier récit des commencements du récit. Dans ce silence de verre, le frottement du roseau sur l’argile humide. Le monde qui s’invente chaque seconde à nouveau devant soi.

Puis soudain, Gilgamesh. Non l’épopée, non l’infini des tablettes. Mais minuscule statuette : Gilgamesh debout sur la tête de Humbaba. Le héros des songes, le roi surhumain, le voyageur des enfers — réduit à vingt centimètres de terre cuite, là, sous la vitre blindée à l’abri des balles sur quoi mon reflet se dépose. La force sans mesure surgit depuis ce corps fragile, ce geste figé. Grandeur dans sa petitesse même qui porte, en miniature, l’infini de son mythe. Et comme il semble doux, aussi, le héros terrible, le visage gentil, la pitié qu’il inspire — quand c’est peut-être de nous qu’il prend pitié, ce demi-dieu qui sait déjà ce que nous ne savons pas.

Repartir, comme ivre.

Et au moment de quitter la salle : sur des briques rouges, la bête de Babylone qui avance, profil tendu, gueule ouverte. Sa marche arrêtée, mais son mouvement intact. Comprendre alors : voilà ce que j’avais écrit et que j’ignorais peut-être. Non, pas le fauve de la Voie processionnelle qui gardait la cité de Nabuchodonosor, pas seulement Babylone, sa gloire, son cri, sa mémoire : mais en posant le regard sur lui, être frappé de cela — que d’autres, combien de millions, ont posé le même regard avant moi, et que ce regard se poursuit, de siècle en siècle, à travers lui.

Lion dressé dans la patience du temps, profil tendu comme une parole maintenue depuis vingt-six siècles. J’avais écrit Babylone à force d’absence, rêvé ses murailles d’émail, les avenues désertées, processions de poussière et de cris. Tout était conjecture et fragments de textes, ombres portées par les tablettes brisées. Et voici — dans le musée où la lumière tombe comme l’eau froide dehors — la brique d’azur encore tiède de sa propre mémoire, et sur elle le fauve, figé dans un mouvement qui ne cesse pas.

Le lion avance encore, et je suis arrêté.

Je reconnais ce pas, ce souffle et cette gueule entrouverte : plus seulement l’histoire mais la présence qui s’avance. Babylone absorbée toute dans ce regard absent, et comprendre soudain que je n’avais écrit que pour en arriver là, cette stupeur, ce bord du rien. Le lion marche toujours même si la ville s’est effondrée dans les sables et Nabuchodonosor n’est plus qu’un nom. Il marche et avec lui toute la foule des anonymes qui suivaient la voie processionnelle, priant, tremblant, s’inclinant. Le lion était leur témoin, il est leur survivance.

Alors ce n’est plus une œuvre exposée, ce cri figé, la gloire et la terreur du pouvoir, le peuple anéanti et rendu à nous dans l’éclat des émaux. Devant lui, être traversé de siècles : le vertige de toucher du regard la même couleur que ceux qui passaient là-bas, dans la chaleur d’un jour ancien. Tout ce que j’ai écrit sur Babylone s’effondre et recommence : ici, Babylone elle-même écrit, encore, par la bouche muette de ce lion rugsissant son silence, le leur et le mien. Et je m’éloigne.