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Michel Vinaver | La mise en trop

1988

jeudi 20 avril 2023


On comprendra que, pour la majorité des auteurs dramatiques (la relation entre auteur et metteur en scène) est une relation a priori harmonieuse, ne comportant aucun problème essentiel, et pour cause : il n’y a pas d’altérité. Auteur et metteur en scène sont parfois la même personne, ou alors, l’auteur moule son ouvrage sur ce qu’il présume être le désir et l’exigence du metteur en scène, et se sent à l’aise dans cette situation. Il se sent à l’aise, n’en imagine pas d’autre.

Reste la minorité d’auteurs dramatiques qui fonctionnent comme écrivains avant tout, autrement dit, dont la production obéit à une finalité première qui est celle de la poussée poétique du texte même. Les œuvres qui en découlent peuvent laisser indifférent le metteur en scène, ou le séduire. Si le metteur en scène est séduit, que se passe-t-il ?

(…) Et bien, ce qui se passe, c’est que tout simplement le metteur en scène en fera trop. Il ne peut pas ne pas en faire trop. Toute sa culture, toute son histoire, l’attente qu’il suscite et l’environnement compétitif dans lequel il baigne, le pouvoir qu’il détient et la dynamique de pouvoir qui le conduit à sans cesse renforcer celui-ci, l’obligent à ajouter de la valeur, à ajouter de l’intérêt au texte dont il s’est saisi, à le gonfler, à y injecter tout ce qui a fait de lui ce qu’il est en tant que créateur à part entière.

La pratique de ces metteurs en scène est parfaitement adaptée à la réalisation de spectacles qu’ils conçoivent entièrement et dans lesquels le texte a la fonction d’un accessoire. Elle convient parfaitement, également, à la reprise de grands textes du passé qu’ils ont l’ambition de réactualiser et de faire revivre sous une forme nouvelle et avec des enjeux nouveaux, car ces textes existent dans la mémoire collective. Ancrés dans le patrimoine culturel, ils ont la capacité de subir toutes sortes de mutation sans pour autant se dissoudre (on peut d’ailleurs se demander si, dans le cas de la reprise d’un grand classique, le texte n’a pas souvent aussi le statut d’un accessoire – mais c’est sans autre gravité : la représentation passe, le texte demeure). Cette pratique, en revanche, ne convient pas à un texte contemporain correspondant à la définition que je donnais tout à l’heure, celle d’un objet littéraire accompli en tant que tel, ayant une existence autonome.

Dans ce cas particulier, il y a, sinon conflit, chevauchement de deux visées qui se contrarient. Le texte n’a besoin que d’une chose : se faire entendre distinctement sur une scène. Le metteur en scène, a besoin, lui, au travers de ce texte, d’aller plus loin, toujours plus loin, dans la recherche de sa vision propre. Rien n’y fait. Il ne peut pas s’empêcher d’aller jusqu’au bout de son pouvoir, de ses pouvoirs. Il le fait en toute bonne foi, c’est-à-dire qu’il n’a pas de peine à se convaincre que, ce faisant, il sert la pièce au maximum. Le résultat est, cependant, que la pièce s’efface au profit des moyens.

Qu’il y ait problème, les metteurs en scène doivent le ressentir, même si c’est d’une façon diffuse : en effet, statistiquement, on constate qu’ils répugnent à monter des textes contemporains ayant un caractère d’autonomie ; ils se sentent plus à l’aise, mieux à leur affaire, quand ils montent un Shakespeare ou un Racine, un Büchner ou un Tchekhov ou un Strindberg. Ils abordent rarement une nouvelle pièce d’un auteur d’aujourd’hui. Sauf quand il s’agit d’une « commande », c’est-à-dire d’une pièce écrite dans le cadre d’un projet qui est le leur.

(…) Tant qu’il en ira ainsi, l’auteur a intérêt à favoriser, en parallèle au moins avec des productions prestigieuses, des expériences marginales, sommaires, périphériques, aux confins de la vie théâtrale établie ; des expériences qui lui rapporteront peu au regard des droits d’auteur et de la notoriété, mais où il aura plus de chances de voir sa pièce représentée dans des conditions où il la reconnaîtra, et où le public en prendra connaissance vraiment.