arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Alors que l’ombre peut tenir

Jrnl | Alors que l’ombre peut tenir

[05•05•24]

dimanche 5 mai 2024


Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit.

Roland Barthes, Sur Racine (1963)


Le jour n’est jamais égal à lui-même en dehors de ce moment où il s’atteint vers midi, qu’il brûle et s’éteint tout aussitôt, et s’éloigne de lui, s’en va vers la mer s’effondrer comme un damné — tout ce qui précède ce moment où il s’ajuste à ce qu’il, et tout ce qui suit ce moment, n’existe qu’à l’égard de ce seul instant, qu’il le prépare ou qui lui succède, qu’il soit la cause ou la conséquence : et ce moment n’a jamais lieu, ou seulement comme passage d’un devenir à l’autre, et rien ne reste que le regret, qui suit la promesse. L’ombre ne se rejoint jamais, elle, et si elle est l’envers du soleil, elle le rejoint dans sa faculté à n’être condamné qu’à devenir, à s’étendre ou se rétracter, et parfois — parfois — quand le soleil s’efface, à devenir la terre elle-même jusqu’à perte de vue. Dans cette vie, plutôt l’ombre, que le soleil : et plutôt, dans l’ombre, cette jointure entre le corps et le monde où passe la fuite du jour.

Par grands vents comme aujourd’hui — comme depuis un mois —, l’impression tenace que le ciel tombe : et il le fait ; la terre nous attire à elle, et l’univers en s’accroissant régresse dans son état premier. On marche sur de telles atrocités aussi, qui ne sont rien en regard de ce qui s’abat sur le ciel de Rafah, la nuit, le jour, et tout ce qui entre les deux bat encore.

Au parc Borély, des familles entières se vautrent dans l’existence ; elles louent des vélos, regardent les ragondins voler la nourriture des enfants. Je vais lentement entre les allées et le temps passe à la même allure que les autres, et pourtant, je le retiens de toutes mes forces pour mieux le projeter hors de moi.