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Jrnl | Contemporain de la vision qu’il permettait

[23•12•14]

jeudi 14 décembre 2023


La vie sur cette terre n’a jamais été éclairée par un soleil
dont le rayon lui-même aurait été le contemporain de la vision qu’il permettait.

Pascal Quignard, Les heures heureuses (2023)

Le lundi 26 septembre 2016, des fouilles dans les entrailles ruinées du château de Katsuren, l’une des puissantes forteresses Gusuku érigées dans l’archipel Okinawa à l’époque Sanzan pour défendre l’île des invasions nombreuses qui ravageaient l’archipel autour de l’an mille, ont exhumé dix pièces de cuivre au motif presque effacé : on peut malgré tout observer encore un soldat muni d’une lance et au revers le beau portrait de profil de Flavius Valrius Aurelius Constantinus, fait César en Occident le 25 juillet 306 sous le nom de Constantin 1er avant d’être consacré par décret seul maître de l’Empire à la suite de l’exécution de Licinius au printemps 325 : ces pièces de monnaie se mêlaient à la terre du château japonais entièrement ravagé par les flammes en 1242 — après les avoir confondues avec un penny tombé de la poche d’un soldat américain, l’archéologue devait se rendre à l’évidence : les pièces arrachées à la poussière subtropicale nippone avaient été forgées à Rome dix siècles avant d’avoir été abandonnées là, et d’être retrouvées près de dix autres siècles plus tard ; reste le secret qui sépare de dix siècles en dix siècles leur venue jusqu’ici et leur disparition : devant une telle image, comment ne pas renoncer à penser l’Histoire du monde autrement que comme une déflagration au ralenti destinée seulement à ce qu’on se tienne devant elle et qu’on rêve, qu’on délire, qu’on se taise.

Descendant l’escalier Saint-Charles au beau milieu de la nuit comme il faut bien appeler ce moment sans heure et sans nuance dans lequel on flotte entre deux et quatre heures, parmi les odeurs interlopes et les regards hostiles, je songeais à la course d’un ramoneur et de sa bergère, à la distance qui sépare le souvenir d’une émotion d’enfant, à ce qui suit immédiatement la fin et fait encore pleurer sans larmes.

Dans le récit d’Okinawa raconté par Pascal Quignard, manque ce qui entoure le récit : le cri des hommes dans les flammes, les lâchetés tentées pour leur échapper, la résignation peut-être au moment où il faut accepter, le geste de plonger sa main dans la poche et d’y trouver ces pièces, de les saisir et de les observer une dernière fois comme une énigme qui ne trouvera jamais de réponse, de les jeter à terre dans un dernier souffle et de tâcher de regarder malgré tout le ciel à travers la fumée sans y parvenir.