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Jrnl | En dessous de sa puissance

[25•10•07]

mardi 7 octobre 2025


Ceci aussi : je suis persuadé qu’il faut écrire en dessous de sa puissance.
Ne pas chercher sa pensée en écrivant. 

Penser d’abord sans doute… Écrire beaucoup plus tard ensuite.
Laisser rouler du haut de la montagne.
Et, en somme, d’abord, moins encore avoir pensé qu’avoir été.

Francis Ponge, « Pages bis » (VI), Proèmes (1943)

Le monde atteint sa perfection quand il pose sur son visage atroce un masque ridicule qui le rend plus haïssable encore — qu’en le regardant dans les yeux, on est embarrassé, et l’on aimerait simplement, poliment, passer à autre chose enfin. Alors on échange quelques banalités, on pense déjà à la meilleure manière de prendre congé : il ne faudrait pas en plus humilier. Sauf que ses manières, brutales et arrogantes, piquent : on est couvert de honte d’être mêlé à cela. On regarde autour de soi, espérant que personne ne passera qui redoublerait la honte. Le monde continue, vitupère, hurle, se donne en spectacle. On regarde sa montre, on se surprend soi-même à devenir brutal et à hausser la voix, à dire des choses aussi ridicules que « cela suffit ». Vraiment, on voudrait seulement ne pas trop tarder, éviter les heures de pointe dans le métro, garder des forces pour ce qui importe : la page à écrire ce soir. Oui, déjà on s’échappe de la conversation, rêve ntérieurement à la manière de composer à partir de cette scène navrante le plus beau théâtre jamais écrit.

Je n’ose fermer à clé le placard qui ferme mal : les chaussures, là, si elles se trouvaient enfermées, comment sortir ? Les rois ne touchaient pas aux portes — curieuses superstitions — ni aux armoires. Je ne sais pourquoi (je ne suis pas roi, et suis peut-être ce qui s’écarte le plus d’un roi). Alors je regarde, en frère, les portes et les armoires qui ferment mal et prends déjà mon parti d’aller, un jour prochain, pieds nus par la ville.

Trois heures cet après-midi sur quelques pages ouvertes en désordre à savoir si un tel livre peut tenir là : je souffle sur les pages, il ne tient pas, pas encore peut-être, ou jamais. Je souffle encore davantage : certains mots seuls s’arriment — les mots de cadavre, celui de dieu bien sûr, l’image d’un crucifix qui balance dans le vent et qu’à toute force une foule voudrait faire tomber.