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Jrnl | Et leur sang n’a pas la moindre épaisseur

[25•12•11]

jeudi 11 décembre 2025


Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n’a pas d’ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C’est le désespoir et ce n’est pas le retour d’une quantité de petits faits comme des graines qui quittent à la nuit tombante un sillon pour un autre. Ce n’est pas la mousse sur une pierre ou le verre à boire. C’est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n’a pas la moindre épaisseur.

André Breton, « Le Verbe être », Clair de terre


Les journées ne savent passer que comme des heures — on n’est capable de les saisir que de profil, comme le visage de celui ou celle qui regarde le spectacle sur la rangée voisine ; et quand je me tourne, dans la noirceur étale de la salle plongée, comme on dit, dans ce noir tout service éteint mais sur quoi se pose la lumière de la scène, là-bas, je vois ce visage qui regarde, que je surprends malgré lui, proie — terreur s’il se retourne et me voit le voir, s’il se découvre exposé, plus nu encore qu’il ne l’est. Le visage est pire que l’œil : l’œil n’existe qu’à l’état sauvage ; le visage est cet état sauvage. Visage qui suit pas à pas le spectacle, indifférent ou captif, visage qui reçoit en plein visage ce qu’on lui donne, qu’il prend, et je ne fais que cela : voir le spectacle dans ces yeux-là, non — dans ce que je devine de ce visage à demi obscur. Voilà les jours. Voilà les heures.

L’enfant, terrorisé au petit matin : il réalise que, réveillé, il a abandonné son rêve (il n’en dira rien) — le soir, il se couche avec cette seule pensée, dans une hâte dévorante : rejoindre son rêve, avec la peur qu’il s’est poursuivi sans lui.

La nuit d’orage n’existe pas en dehors de nous : sa beauté tien à cela : qu’on y participe — on reconnaît les situations révolutionnaires à cet air d’orage, ces éclairs qui éteignent le ciel, ce qui semble toujours s’approcher, ce qui vibre dans le lointain comme le sentiment du monde, ce qui enfin va arriver, arrive déjà.