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Jrnl | Le monde redevenu extérieur

[25•10•15]

mercredi 15 octobre 2025


Le monde est redevenu extérieur, bien extérieur, exclusif, nettement partagé en catégories.
Le chatouillis des lumières, des sons, des couleurs est là, avec leurs renseignements habituels. Surfaces, surfaces, pas de danger qu’on les traverse, qu’on soit en elles ou elles en vous. Faites pour rester superficielles, aux émissions superficielles pour capteurs superficiels.
L’étrange, est qu’il soit redevenu si peu étrange, si fréquentable, commode, aisé à reconnaître, à décoder.

Henri Michaux, « Lendemains », Déplacements, dégagements

« Nous allons tous mourir, mais tous, nous ne vivons pas » — je note la phrase arrachée à la radio alors que je conduis, la saisis sur le téléphone, néglige l’orthographe, chercherais plutôt à prendre avec les mots le ton par lequel les mots sont dits, et je manque bien sûr le grain de la voix, la force grave de la dignité sans plainte, l’arrogance même mais sans surplomb, le terrible du sourire qui l’achève (c’est un prisonnier américain condamné à mort depuis plus de vingt ans qui dit cela — le journaliste lâche évidemment l’expression abjecte « couloir de la mort », alors que ce couloir est une pièce de six mètres carrés avec une fenêtre, cruauté, qui donne sur le parking de la prison). Je roule vers Aix et passerai à hauteur de la centrale de Luynes comme presque chaque jour, le ciel est impeccablement bleu et j’éteins la radio au moment où la voix de l’homme se tait et qu’on m’annonce qu’il fait déjà dix-huit à Périgueux.

Comment est-on passé du vandale au vendu, s’interroge à haute voix l’artiste en arts urbains, c’est la question ; sur la gare Saint-Charles, on voudrait aussi écrire les murs pour dire — mais quoi, je garde le stylo en l’air, de toute façon le mur de pierre n’accueille pas l’encre et je n’écris plus à la main depuis le début du siècle.

J’ouvre de nouveau la radio (c’est quelques jours plus tard), visiblement, l’homme dans le poste n’a pas vraiment l’habitude — comment lui en vouloir ? C’est ceux qui maîtrisent l’outil qui me sont plus suspects —, et il lâche, confus dès le dernier mot posé, qu’en période de paix, c’est l’économie le nerf de la guerre ; peut-être qu’il s’en veut, déjà, ou peut-être que non, qu’il ne pense pas à Gaza mais déjà à la Riviera, qu’il ne pense à rien, on est d’ailleurs déjà passés à autre chose (le journaliste lance, non pas la météo cette fois, mais une perche à son collègue pour — peu importe, l’image du nerf de la guerre planté sur les décombres suffit pour que j’éteigne, pour de bon cette fois, ces bavardages ignobles et dérisoires, rien en tous cas que la voix de Dylan ne saurait venger d’un mot).