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Zola, commencer par déménager les morts

lundi 14 septembre 2009

Note sur La Fortune des Rougon, d’Émile Zola, premier ouvrage du cycle des Rougon-Macquart, publié en 1871


Ouvrir ce livre avec l’intention de commencer l’histoire. Pas seulement l’histoire que raconterait ce livre, mais celle en surplomb par laquelle commencerait, définitivement, la plupart des autres histoires que raconterait le siècle ; la famille comme éclat de réel de la foule, une race entière choisie par l’écriture et dès lors condamnée ; la ville comme géographie possible du monde. Le moteur de l’histoire : l’appetit, la marche des volontés, la mesure que scande l’écriture à la hauteur de cet en-avant ; la description comme production d’images tissées en narration. Et dans un tel livre, le projet qu’il porte après lui, c’est une histoire plus grande que celle qu’il va raconter.

« Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. Et le premier épisode : La Fortune des Rougon, doit s’appeler de son titre scientifique : Les Origines. »

Zola, on le lit habituellement dans le désordre, on prend le fleuve et on s’y baigne à un endroit donné, au point d’impact choisi. On prélève deux ou trois chef d’oeuvres et rapidement on conclut, impressionné ou consterné, au scientisme un peu béat, au positivisme politique et littéraire dans ce qu’il a de moins dangereux. Au juste : la dépouille est en bonne place au Panthéon, elle a su faire autour d’elle l’unanimité des grands hommes ; raison de plus pour conclure à l’inoffensif depuis le consensus. Pourtant.

Qu’on se décide à l’entreprendre depuis le premier élan, cette La Fortune des Rougonencore imparfaite, si empesée de théorie et de grandes idées, et elle emporte cependant la lecture avec la force de son débit, sa vitesse de précipitation, ses moments de remous (et de ralentissement). On est plus qu’à l’origine, mais à la source — du plus haut que le lit du fleuve est dressé, on ne fera dès lors que tomber. Et ce qu’on apprend de la chute, la matière accumulée comme de la boue, mêlée, et plus lourde encore d’être tombée si vite, vaut bien plus que ce qu’on essaie de nous faire croire dans les salles de classe.

« Lorsqu’on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville, on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom d’aire Saint-Mittre. »

L’intuition que Zola ne croyait pas vraiment à son projet, on l’a cruellement en lisant L’Œuvre ; et celle qu’il écrivait contre lui, dans le souci de la phrase (et dans celui constant de bâtir pour chaque livre une phrase, une syntaxe neuve), on la perçoit dans L’Argent, ces pages entières où l’argot financier construisait le poème opaque d’un envers de la langue traversé. Ce qu’il faudrait, c’est lire Zola non pas en fonction du schéma scientifique, mais depuis la prise radicale qu’il opère sur le réel : et comment la description du type précède sa déviation vers l’intime ; comment la phrase elle-même ignore ce qui la produit, ce qu’elle découvre pas à pas.

Ce printemps, j’ai entrepris la traversée Balzac (par les premiers récits, contes et nouvelles : chantier là aussi ouvert, et on y reviendra) ; cet été, en parallèle, Zola : branchement de part et d’autre, à flux continu. Et ce qu’on poursuit, c’est la généalogie de l’histoire, ce par quoi elle commence et s’engendre.

« L’aire Saint-Mittre est un carré long, d’une certaine étendue, qui s’allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d’herbe usée la sépare. D’un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac, la borde d’une rangée de mesures ; à gauche et au fond, elle est close par deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit les branches hautes des mûriers du Jas·Meiffren, grande propriété qui a son entrée plus bas dans le faubourg. »

De Balzac, ce qu’on retient d’abord, avant le grand tableau, c’est la fulgurance de formes ciselées, si fermement nouées sur elles-même et en même temps ouvertes, mais comme en dehors-d’elle (ou après elles), et ce sont les visages aussi, les grandes mains qui s’agrippent au monde et à son désir, prolongent des visages comme ceux de Daumier, tous si différents, et comment ils finissent par rejoindre le type. On garde aussi l’intrusion fantastique comme proposition (syntaxique) qui articule l’écriture au monde saisi par elle.

Zola, plus monolithiques dans ces figurations, fabrications de caractères et de crânes plus que de volontés et de visages : le type en amont du personnage, et non plus en aval. Et ce qui m’impressionne le plus, en dépit de la vulgate scolaire naturalo-impressionniste, c’est voir le projet qui se fissure quand il se mesure à l’écriture au fil des années. Zola plus grand critique de Zola (voir comment L’Assommoir se retourne contre le projet, la bascule que cela opère sous les yeux de l’auteur qui se soumet à ses propres lignes). La sacro-sainte hérédité qui ne suffit plus, qui n’a jamais suffit : et on peut bien expliquer le deuxième vers par la rime précédente, mais son rythme et ses déhanchements, et l’image que les deux vers ensemble produisent, comment ils défont peu à peu le quatrième, et plus étrangement, le premier : on ne saurait l’expliquer en termes de causes/conséquences.

Mais revenons à Saint-Mittre découpé comme un cadastre de notaire par la premier paragraphe. Parce qu’en premier lieu : il y a la description de Plassans qui ouvre La Fortune des Rougon.

« Ainsi fermée de trois côtés, l’aire est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls traversent. »

La première page du premier récit de l’Histoire naturelle sociale d’une famille pendant le Second-Empire — ce qu’elle ouvre : ce sur quoi elle ouvre. Une impasse. Un cul-de-sac verrouillé : une route, qui ferme. Un terrain vague qu’on traverse, et dans cette première image, c’est toute une matière du monde qu’on pétrit d’emblée, c’est la puissance de la fiction qui s’engage là, trouve le territoire où elle se formule. (exposition, explication, distanciation)

« Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous la protection de Saint-Mittre, un saint provençal fort honoré dans la contrée. »

Alors cette image du cimetière qui s’inscrit avant le récit et se développe sur des pages (dans mes souvenirs c’était le personnage qui commençait : mais non), joue en prologue : ce cimetière n’aura à proprement parler pas de rôle, seulement celui de décor, d’arrière-plan secondaire. Mais il jouera déjà la totalité de la partition, de ce récit et des suivants, et bien plus : il sera au centre de ce que les récits vont déposer, car il est bien entendu que l’écriture ne produira que des corps qui vont se succéder dans ces fosses communes. Plus qu’un simple symbole donc, ce cimetière serait le lieu premier et le principe de l’histoire — commencer par la description de ce cimetière abandonné en terrain vague, c’est d’une certaine manière noter l’origine en avant du récit, comme si le récit ne ferait que rejoindre cette origine du cimetière. Que l’écriture n’accomplirait que sa propre mort par la mort de ce qui la constitue : c’est le premier axiome sur lequel le récit commence.

« Les vieux de Plassans, en 1851, se souvenaient encore d’avoir vu debout les murs de ce cimetière, qui était resté fermé pendant des années. La terre, que l’on gorgeait de cadavres depuis plus d’un siècle, suait la mort, et l’on avait dû ouvrir un nouveau champ de sépultures à l’autre bout de la ville. »

Mais Zola modifie d’emblée l’image clichée de l’ouverture opéradique sur le cimetière. Car ce n’est pas vraiment sur la description de ce lieu que commence La Fortune des Rougon, mais sur le mouvement qui conduit les habitants d’une petite ville de province à fermer le cimetière trop gorgé de morts, pour en ouvrir un autre.

« Vers ce temps, la ville songea à tirer parti de ce bien communal, qui dormait inutile. On abattit les murs longeant la route et l’impasse, on arracha les herbes et les poiriers. Puis on déménagea le cimetière. »

Cinq pages décisives pour entrer dans la fiction et inaugurer le récit : on déplace les corps, on creuse dans la terre et on prend les os au hasard, on les emporte ailleurs.

« Le sol fut fouillé à plusieurs mètres, et l’on amoncela, dans un coin, les ossements que la terre voulut bien rendre. Pendant près d’un mois, les gamins, qui pleuraient les poiriers, jouèrent aux boules avec des crânes ; de mauvais plaisants pendirent, une nuit, des fémurs et des tibias à tous les cordons de sonnette de la ville. Ce scandale, dont Plassans garde encore le souvenir, ne cessa que le jour où l’on se décida à aller jeter le tas d’os au fond d’un trou creusé dans le nouveau cimetière. »

On accumule les images les plus simples et les plus joyeuses pour produire l’effroi : grande leçon du fantastique pour raconter le monde et nous le réapproprier. Surtout, on désarticule la séparation des morts et des vivants pour installer le corps, l’os, le pur matériau du vivant dans ce qu’il a de plus frontal, la mort comme réalité minérale, et on disperse les frontières entre morts et vivants. Le récit place en avant de lui et en surplomb, figure tutélaire terrible, cet enjambement des limites entre le vivant et le mort comme pour signifier la circulation qui se joue entre les morts et les vivants, l’action des morts durables sur les vivants dépossédés de leurs corps par la volonté des morts (ce qu’on nomme hérédité, parce qu’on veut croire Zola sérieux avec ses thèses rationnelles, alors que c’est bien plus que cela : un jeu poétique, fou et total, de la structure poussée jusqu’au bout, et jusqu’à ses contradictions (l’apothéose fascinante du Docteur Pascal...))

« Mais, en province, les travaux se font avec une sage lenteur, et les habitants, durant une grande semaine, virent, de loin en loin, un seul tombereau transportant des débris humains, comme il aurait transporté des plâtras. Le pis était que ce tombereau devait traverser Plassans dans toute sa longueur, et que le mauvais pavé des rues lui faisait semer, à chaque cahot, des fragments d’os et des poignées de terre grasse. Pas la moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal. »

Cérémonie sans cérémonial, rituel instinctif aux conséquences fictionnelles nombreuses : bien sûr, sur la fin de ce récit — le rôle de la pierre tombale, l’inscription effacée "ci-gît... Marie..." qui porte le destin du personnage avant même sa naissance..., mais aussi sur tous les récits : parce que ce qui compte, dans ce début du début, c’est d’inscrire la propre mémoire du lieu et du temps, de constituer un monde suffisamment autonome pour fonctionner à plein comme signe, mais largement ouvert et dépendant du temps et de l’espace avec lesquels ce monde dialogue.

« Il n’y a que les vieux, assis sur les poutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois parlent encore entre eux des os qu’ils ont vu jadis charrier dans les rues de Plassans, par le tombereau légendaire. »

Si le récit m’intéresse, au sens où il me questionne, c’est comment il se porte entre l’écriture qui le produit et l’histoire qui s’en détache après elle : formulation et formulaire de l’oeuvre, le récit ne peut se dire que sous l’image qui fait écran, de fait, à la narration. Alors, voilà le coup de force de Zola de construire son cycle en refermant une boucle de temps dès la cinquième page (c’est la mémoire) : en l’ouvrant ensuite au possible de la fiction tout entière contenu dans cette image (c’est le destin). Dans le bouclage ainsi produit, il y aura toujours, au début et à la fin de chaque roman, lente tache de la fiction, un tombereau qui passe, et non plus un miroir : surtout, un cimetière qu’on vide et un autre qu’on remplit.