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Janis Otsiémi | au nom d’une certaine absence

mardi 2 avril 2013

sur l’interdiction de visa imposée à Janis Otsiémi, auteur Gabonais interdit de Salon du Livre 2013.

images : en chemin vers la Porte de Versailles


La vie est un sale boulot ; La bouche qui mange ne parle pas ; Tous les chemins mènent à l’autre – quelques uns des titres du romancier gabonais Janis Otsiémi. Il y a quelques années, au hasard de rencontres, la littérature contemporaine d’Afrique est tombée entre mes mains : une langue directement puisée à une certaine violence, violence d’un monde dont nous portons encore en dette les violences infligées en notre nom, violence redoublée parce que la langue française que ces écrivains d’aujourd’hui parlent n’est pas la leur, mais c’est de force qu’on l’a fait apprendre à leurs pères, une langue pourtant dont ils ne contestent plus l’évidence en eux. Se joue dans ces textes quelque chose qui traverse cette violence - une espèce de grand rire obscur et profond qui relève la réalité à cette qualité de présence qui nous désarme, nous secoure.

Je ne connais pas Janis Otsiémi, dont je suis seulement lecteur. Ces polars (des prétextes, dit-il dans un entretien fort) possèdent ce rire et cette force de colère qui le font héritier de Sony Labou Tansi, ou frère de Dieudonné Niangouna. Le polar est pour J. Otsiémi le langage d’un rapport : avec ce rire terrible, avec le fantastique urbain, avec la mort comme menace d’une survie permanente. Et partout, le souci d’une langue plongée à ce qu’elle a de plus âpre pour le dire.

La nuit garrottait, de sa horde d’ombres, la plage du Tropicana, au sud de Libreville. Le vent, venu du ventre de l’océan, l’éraflait de ses griffes acérées. Toutes les deux secondes, de grosses vagues venaient fracasser leur front contre les bancs de sable comme des têtes de mule.
De l’autre côté de la rive droite de l’Estuaire, les lumières des habitations de la Pointe Denis scintillaient au loin comme des étoiles piquetant un ciel de décembre.
Ce décor féerique était une pierre dans le jardin de Joseph Obiang.
Une rafale de vent lui sauta au cou comme un chien enragé. Il frissonna.
Étouffa un tas de jurons obscènes sur ses lèvres puis releva le col de son blouson. Il flamba une madeleine et en tira plusieurs bouffées comme pour ôter le goût du sel déposé par les embruns sur ses lèvres.

J. O. Le Chasseur de Lucioles (2012)

Janis Otsiémi a été invité au Salon du Livre de Paris, cette année, comme il l’est souvent ces dernières années, invité à des manifestations, fidèle par exemple du festival Écrivains Voyageurs à Saint-Malo. Seulement voilà, cette année, on lui refuse son visa pour venir du Gabon, où il vit et travaille.

L’explication ? Elle serait seulement honteuse s’il n’y avait pas le mépris, policier et quasi ordurier, qui émane des services de l’État, aux motifs que sa « volonté de quitter le territoire des Etats membres de Schengen avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie » et que « les informations communiquées pour justifier l’objet et les conditions du séjour ne sont pas fiables ». À pleurer de dégoût.

La réponse de Janis Otsiémi est évidemment la plus digne, elle met en lumière cependant l’arbitraire de cette nouvelle violence qui l’empêche, et qui nous empêche de l’entendre, de le voir.

Le consulat général a refusé de m’accorder un visa de 7 jours afin de me permettre de prendre part au Salon du livre de Paris pour lequel j’étais invité.

Ça a été une grosse déception pour moi. Car pour un jeune auteur comme moi, ce salon aurait été une opportunité pour moi de faire connaître mes oeuvres, surtout le polar africain qui est un genre peu connu, mais aussi de rencontrer des auteurs. Il est regrettable que les autorités consulaires françaises pensent que tous les jeunes africains n’ont qu’une idée dès qu’ils se réveillent : aller s’installer en France alors qu’il n’en est rien.

Le visa de court séjour m’a été refusé pour trois raisons.

La première : d’après le consulat, je ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants pour la durée du séjour. Or, mon éditeur m’a fait parvenir une attestation de prise en charge (hébergement, restauration, transport) et j’ai produit un document prouvant que j’ai en ma possession 300 euros qui me permettront de me prendre en charge pour des besoins usuels. Ça n’a pas suffi.

La deuxième : l’invitation au Salon du Livre qui m’a été délivrée par "Livres et Auteurs du bassin du Congo" et l’Attestation de prise en charge de mon éditeur ne sont pas fiables aux yeux du Consulat général de France.

La troisième : je n’ai pas assez manifesté ma volonté de quitter le territoire français une fois que mon visa serait expiré. Alors que pour ma demande de visa, j’ai produit un billet d’avion aller-retour, mes trois derniers bulletins de salaire, une attestation d’emploi qui prouve que je suis employé comme assistant des ressources humaines depuis 2007. Mieux encore, j’ai produit les copies de mes visas schengen naguère obtenus pour avoir participé au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo en 2011 et au Salon du livre de Genève en 2012.

Pour avoir son visa, il faut donc promettre de quitter la France, explique justement et cruellement Actualitté, qui a largement permis que soit connu cette scandaleuse décision – et comment c’est nous-même qu’on humilie.

Cette année, je suis invité au Salon du Livre pour parler des écritures numériques, et de l’avenir de la création, c’est le titre. Bien sûr, on est obligé d’hésiter à s’y rendre, parce que pour aller Porte de Versailles, je n’ai qu’un tram à prendre, c’est à vingt minutes de la chambre que j’habite, et je recevrai trois jours avant le salon une invitation pour le Salon – que je n’ai jamais demandé, évidemment.

La seule chose que je demande, aux organisateurs de la table ronde, c’est un temps de lecture : trop souvent dans ces discussions on fait semblant d’oublier que le principal, c’est les écritures qu’on essaie de pousser au devant de nous, et comme on le peut, au plus loin de soi, et les territoires qu’on voudrait rejoindre, ce qu’on tâche de rendre présent.

On me l’accorde, ce temps (bien sûr, je n’aurai ni connexion internet ni écran pour lire un pécha kucha : l’avenir de la création n’est pas pour aujourd’hui) – alors, à ma mesure, et d’où je parle, c’est-à-dire modestement de cet endroit où j’habite qui n’est pas Libreville, qui n’est pas kinshasa ni Lagos, qui n’est pas dans la langue ce qui altère la langue, mais seulement ma langue et les violences de n’être que soi-même, oui à ma mesure j’écris un texte autour de ce que nous sommes.

Et c’est à Janis Otsiémi que je pense pour écrire, à ce qui me sépare de lui aussi, et à son absence – car je sais bien que sa présence ici où je suis quand je lis ce texte est une violence à ce que je suis : que son absence fait violence au simple fait que je lise les mots écrits en notre présence même.

J’écris ce texte pour cela, et pour toutes les autres raisons qui intérieurement rendent mon texte de peu de mot face à son absence à lui, aux mots qu’il aurait pu prononcer. Seulement, je ne possède que cela, et la voix et la présence pour prononcer son nom à lui, Janis Otsiémi.

Finalement (est-ce que ce n’est pas cela, le plus méprisant, le plus méprisable), on concède un contretemps fâcheux : on est désolé et on autorise l’auteur à venir en France, et même on lui accorde un an, comme une grâce (et c’est toujours en notre nom à nous qu’on utilise cette langue et ces procédures indignes ?). Vraiment c’est à cracher par terre, de dépit, de honte.

Janis Otsiémi sera sans doute là pour le prochain festival des Écrivains Voyageurs, son éditeur le confirme.

En l’attendant, le suivre en ligne, sur calibre noir, ou sur noir gabon, ou lire ses livres parus en France aux éditions Jigal, c’est peut-être la meilleure manière de répondre à cette violence, ce mépris colonialiste et indigne, pour le retourner, autant que possible. Et lire aussi la violence que portent ces livres, et leur tendresse, qui disent tous deux le nom de Janis Otsiémi.



Il ouvrit la bagnole, s’accrocha à la portière et regarda à nouveau l’heure sur le tableau de bord.
1 h 30. Voilà plus d’une demi-heure qu’il se frigorifiait les couilles sur cette plage déserte. Il se demanda si son client allait encore arriver. « Les Africains ont tous des montres, mais ils sont toujours en retard. » Cette tirade que lui martelait souvent son chef hiérarchique, le général Okana, ne parut guère le rassurer. Car s’il était là, c’était en partie à cause de lui. Toute la haine et la rancoeur qu’il portait à ce type lui montèrent aux lèvres. Il poussa un soupir et se coula dans la bagnole pour se refroidir le coeur.
Deux minutes s’écoulèrent. Comme deux siècles. Sous la clameur bruyante des vagues, Joseph Obiang crut entendre le bruit d’un moteur. Il se baissa et effeuilla la nuit de ses yeux globuleux de canneur. Il ne vit rien. Soudain deux faisceaux de lumière écaillèrent la nuit et éclaboussèrent l’habitacle de la bagnole. Joseph Obiang ouvrit les feux. L’autre véhicule tua les siens.
C’est lui.

J. O.



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