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Krzysztof Warlikowski | Libérer les peurs, politique de l’exorcisme

Kabaret Warszawski

vendredi 2 août 2013

Article écrit pour le Magazine Littéraire, en ligne sur le site

« Par inquiétude », répond Warlikowski quand on lui demande les raisons qui l’ont amené à imaginer ce Cabaret Varsovie, pour la FabricA, cabaret délirant et profus, tour à tour terrifiant et jubilatoire, spectaculaire à tous points de vue tant il fait du spectacle la scène des terreurs et leurs exutoires les plus puissants.

De quelles inquiétudes s’agit-il ? Celles qui naissent dans l’Allemagne des années 30 pendant la montée du nazisme et celles qui peuplent le New-York post-11 septembre : ces deux cadres au sein desquels se succèdent les tableaux servent de laboratoires cliniques aptes à libérer les terreurs refoulées, exorciser leurs mensonges et faire tomber les masques.

Deux époques où l’assignation identitaire (raciale, religieuse ou sexuelle) est une condamnation et leur affirmation un affranchissement, quel que soit le prix à payer : « sans identité, il n’y a pas de peur », lâche ainsi un personnage. Le spectacle ne cesse de provoquer ces moments de peur, multipliant les scènes où l’identité échappe aux normes des pouvoirs quand elle est multiple, libérée, en réinvention permanente.

Après une première partie – verbale, patiente, chirurgicale – d’après I Am a Camera de J. Van Druten où dominent les menaces et où se donnent à voir les normes d’oppression, une seconde – en contrepoint physique, intense, onirique –, situe l’enjeu fondamental où se joue la liberté là où elle s’exerce : le corps. Une scène magistrale l’ouvre : deux corps nus s’enlacent dans une cabine téléphonique (existe-t-il espace public plus exigu ?). La scène d’amour et de violence dure le temps d’une danse où sur les parois de la cabine les corps indistincts, aux cheveux longs tous deux, se projettent, s’échangent et se renversent jusqu’à sortir finalement de la cabine : image spectaculaire et puissante d’une conception du monde et du théâtre où l’espace clos est le territoire où s’éprouve l’enfermement des corps, et l’exercice d’une libération intime et commune.

Largement inspiré du film Shortbus de J. C. Mitchell, le spectacle aiguise les scènes originelles : la brillante radioscopie des pratiques sexuelles américaines est ici enveloppée d’une ivresse manifeste, absente du film : les comédiens du Nowy Teatr lâchés dans ce cabaret évoluent aux frontières de la folie furieuse et d’un contrôle rageur, impressionnants de bout en bout.

Cabaret musical qui propose au cœur de la seconde partie l’écoute quasi intégrale de Kid A de Radiohead pour en faire la bande sonore de la journée du 11 septembre, le spectacle est aussi surtout une proposition politique pour la Varsovie actuelle. « Tenter de trouver une identité laïque pour les Polonais », confie Warlikowski, dans un pays travaillé entre forces progressistes et résistances des pensées réactionnaires. Le spectacle inaugure à Varsovie le nouveau lieu du Nowy Teatr, conçu comme un asile : refuge des identités singulières où la folie esthétique le dispute à la lucidité politique le droit de s’inventer, ici et maintenant, autre.