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Le Client #8 | « Je vous préférais retors plutôt qu’amical. »

lundi 5 août 2013



Le Client #8


Huitième réplique du Client

« 
Je vous préférais retors plutôt qu’amical. L’amitié est plus radine que la traîtrise. Si c’avait été de sentiment dont j’avais eu besoin, je vous l’aurais dit, je vous en aurais demandé le prix, et je l’aurais acquitté. Mais les sentiments ne s’échangent que contre leurs semblables ; c’est un faux commerce avec de la fausse monnaie, un commerce de pauvre qui singe le commerce. Est-ce qu’on échange un sac de riz contre un sac de riz ? Vous n’avez rien à proposer, c’est pourquoi vous jetez vos sentiments sur le comptoir, comme les mauvais commerces font de la ristourne sur la pacotille, et après il n’est plus possible de se plaindre du produit. Moi, je n’ai pas de sentiment à vous donner en retour ; de cette monnaie-là, je suis dépourvu, je n’ai pas pensé à en emporter avec moi, vous pouvez me fouiller. Alors, gardez votre main dans votre poche, gardez votre mère dans votre famille, gardez vos souvenirs pour votre solitude, c’est la moindre des choses.

Je ne voudrai jamais de cette familiarité que vous tâchez, en cachette, d’instaurer entre nous. Je n’ai pas voulu de votre main sur mon bras, je n’ai pas voulu de votre veste, je ne veux pas du risque d’être confondu avec vous. Car sachez que, si vous vous êtes surpris tout à l’heure de ma tenue, et que vous n’avez pas cru bon de cacher votre surprise, ma surprise à moi fut au moins aussi grande en vous regardant vous approcher de moi. Mais, en terrain étranger, l’étranger prend l’habitude de masquer son étonnement, parce que pour lui toute bizarrerie devient coutume locale, et il lui faut bien s’en accommoder comme du climat ou du plat régional. Mais si je vous amenais parmi les miens, que vous fussiez, vous, l’étranger forcé de cacher son étonnement, et nous les autochtones libres de l’étaler, on vous entourerait en vous montrant du doigt, on vous prendrait à coup sûr pour un manège de foire, et l’on me demanderait où l’on achète les tickets.

Vous n’êtes pas ici pour le commerce. Plutôt traînez-vous là pour la mendicité, et pour le vol qui lui succède comme la guerre aux pourparlers. Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs. Car des désirs, j’en avais, ils sont tombés autour de nous, on les a piétines ; des grands, des petits, des compliqués, des faciles, il vous aurait suffi de vous baisser pour en ramasser par poignées ; mais vous les avez laissés rouler vers le caniveau, parce que même les petits, même les faciles, vous n’avez pas de quoi les satisfaire. Vous êtes pauvre, et vous êtes ici non par goût mais par pauvreté, nécessité et ignorance. Je ne fais pas semblant d’acheter des images pieuses ni de payer les accords miteux d’une guitare au coin d’une rue. Je fais la charité si je veux bien la faire, ou je paie le prix des choses. Mais que les mendiants mendient, qu’ils osent tendre leur main, et que les voleurs volent.

Je ne veux, moi, ni vous insulter ni vous plaire ; je ne veux être ni bon, ni méchant, ni frapper, ni être frappé, ni séduire, ni que vous tâchiez de me séduire. Je veux être zéro. Je redoute la cordialité, je n’ai pas la vocation du cousinage, et plus que celle des coups je crains la violence de la camaraderie. Soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent, chacun dans sa direction. Là, que nous sommes seuls, dans l’infinie solitude de cette heure et de ce lieu qui ne sont ni une heure ni un lieu définissables, parce qu’il n’est pas de raison pour que je vous y rencontre ni de raison pour que vous m’y croisiez ni de raison pour la cordialité ni de chiffre raisonnable pour nous précéder et qui nous donne un sens, soyons de simples, solitaires et orgueilleux zéros.

(etc.)

 »