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Pour quelques lignes de vie (la chair brûlée)

mardi 13 août 2013


Poème.
Un homme est mourant.
MOURANT.
On le transporte à la clinique.
On le sauve.
Le poème, c’est l’opération.

Georges Perros

Revenir dans la ville, il faut tout réapprendre. D’abord le temps, toujours le temps. L’aube, le midi, le soir (la nuit). Le temps qui recommence, celui qui organise autour l’espace, la ville par exemple. Ici, je peux la voir derrière les arbres, cette église levée mais à peine, qui paraît retomber – je comprends que je suis ici parce que les arbres cachent suffisamment la ville derrière pour que je puisse la voir comme une ville posée en arrière d’arbres levés pour cette raison même (ne la voir mais qu’à peine).

Il y a aussi les bruits, pas une minute sans le bruit, et les visages des gens, pas une seconde sans. Pour conjurer le bruit et les visages, je possède tous les rituels, aucun évidemment ne fonctionne, au contraire.

Dans le journal, ce matin, au hasard : on raconte que quelque part (au Japon, peu importe où) les hommes et les femmes paient cher pour qu’on leur redessine les lignes de leurs mains. Il suffit d’un scalpel électrique, cinq à dix traces sur la paume, brûler la chair assez profond pour réécrire la Chance, les Hasards, les lignes de vie.

Je me demande si dans les lignes de vie il est écrit qu’un jour arrive où l’on pénètre dans la salle d’attente du docteur Takaaki Matsuoka pour qu’il nous redessine les lignes de vie. Je me demande qui est le plus superstitieux, entre ces hommes et ce docteur, ou moi qui me demande lesquels le sont le plus (peut-être Celui qui a dessiné en premier ces lignes de vie)

J’imagine la brûlure, l’odeur de la peau brûlée pour inventer une vie de toutes pièces.

Je pense aussi à la science de Takaaki Matsuoka capable d’écrire avec des lignes la vie qui reste, déjà écrite peut-être, ou est-ce qu’il l’écrit au présent pour la provoquer ? L’art japonais des lignes claires, fuyantes, précises, tracées au roseau pour d’un trait figurer un ciel, un volcan mort, une ville en ruines, mille cadavres que nos mains portent déjà.

Sur ma main, je ne lis rien.

Je la pose entre moi et le ciel, toujours rien : seulement mon corps entre le ciel, et, loin derrière, la ville sous les arbres ; peut-être que l’invisibilité des lignes de vie écrit déjà une espèce de vie capable de ressembler à celle-ci.

Je lis quelque part que sur la main droite sont écrits l’actions, la conscience, la maturité ; la main gauche porte trace de la pensée, des sentiments, et l’inconscient. Et où sont les signes de tout le reste ? Il y a d’autres lignes de vie à creuser à la surface de sa chair – mais peut-être que ces lignes sont inscrites sur d’autres chairs que la nôtre : qu’il nous revient, à nous, d’écrire, de brûler.

À la surface de l’écran, sur la chair d’un corps qu’on s’invente, dessiner soi-même les vies étrangères, celles qui appellent, inventent en retour les lignes échappées de sa main.