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pensées, flottements et dévorations (transfuges)

vendredi 27 septembre 2013



L’imitation de la vie brouille la frontière avec la mort. Dans les plis de la frontière les deux mondes échangent des transfuges.

Robinson

Métro, RER – heure de pointe (jamais su le sens de l’expression) : le rythme lent et frénétique de la ville qui va, qui s’arrête, qui va, qui s’arrête, comme cela sur des kilomètres de ville tandis qu’on passe sous elle sans la voir, pourrait aller plus vite tant qu’à filer ainsi – et je pense doucement au berger des Basses-Alpes, qui se plaignait que l’Europe lui interdisait de déplacer ses moutons au-delà d’un certain nombre alors que les parisiens s’entassent par centaines dans quelques mètres carrés ; sortie du RER, Nanterre pourrait être une petite ville si elle n’était pas une grande université : je me perds dans ses couloirs à ciel ouvert (mais cela ne compte pas : il n’y a que de la brume), des rues larges entre les bâtiments, jusqu’au bâtiment où on a déposé le théâtre.

Dans le désordre, j’aurais vu, au cours de la journée, des images du journal vidéo de Jean-Luc Lagarce et des scènes sublimes d’un théâtre brésilien contemporain jouant le théâtre antique grec, et j’entends parler d’anthropophagie ; plus tard, de langue de terre capable de relever la langue amère - et perception contre perception, cette approche du théâtre : ce qui donne à voir et aussi cela qui se donne à voir (je pense au visage effacé de Narcisse qui désirait bien plus) ; embaumement de la pensée quand elle s’exerce, qu’elle nomme.

Cette phrase entendue : « Être capable de penser ce que la pensée n’est pas capable de recevoir comme pensée, c’est cela qu’on appelle pensée. »

J’écoute un éloge de l’anthropophagie : le sublime de la relation. (À la volée, je note cette phrase que je crois entendre : les Indiens du Brésil sont étrangers au "je pense donc je suis", mais perçoivent davantage un "l’autre me pense donc je suis" – émerveillement. Quand je demande des précisions, je réalise que j’ai mal compris : mais je préfère garder malgré tout pour moi l’erreur manifeste qui dit plus justement le rêve des indiens que je porte.)

J’apprends donc que l’anthropophagie n’est pas le cannibalisme : non pas réduire l’autre à du soi pour dévorer et se l’approprier, incorporer en son corps le corps de l’autre, mais au contraire un désir de se laisser envahir par l’autre. Celui qui dévore est dévoré par celui qui est dévoré : l’esprit de l’indien mort, avalé, peuple le corps de l’indien vivant, qui l’avale. Il faut attendre longtemps, que dans le rêve lui apparaisse l’esprit de l’indien qui l’habite, et qui lui apprend une nouvelle manière de danser. Alors le rite accompli, il peut aller danser pour faire vivre dans son corps le corps de l’autre.

Mais sans doute n’ai-je de nouveau pas bien compris ; dans le flottement du jour brumeux, je rentre – RER, métro, de l’autre côté du jour, c’est toujours l’heure de pointe. Et moi, au milieu des corps qui traversent la ville dans l’autre sens, je pense doucement aux montagnes.

Puis, ce soir, cette pensée : je me demande si les Indiens connaissent les noms des fleurs ici.