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« Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? » (1998)

dimanche 1er décembre 2013

Pour recherche personnelles, et en vue d’un colloque prochain sur les écritures narratives, en janvier, au cours duquel je parlerai du récit de Pierre Michon, je mets ci-dessous la retranscription de la première partie de l’émission « Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? Les Nouveaux Malfaiteurs », qu’on peut regarder directement sur le Tiers Livre de François Bon.

Au menu, le dîner Echenoz / Michon et dialogue sur le roman, des entretiens avec Pierre Bergounioux (qui avait raté son train pour les rejoindre), François Bon (en bibliothèque), et Pascal Quignard (sur fond noir).

Retranscriptions sans le bruit de la soupière.


— Pierre Michon :

Cette catégorie fourre tout du roman, que moi je revendique aussi, nous n’avons pas de raison de la laisser aux misérables. Cette catégorie-là a été définie au siècle dernier pour des ouvrages extrêmement novateurs, à partir de Diderot, disons. Et maintenant, c’est une catégorie pour les ouvrages au contraire conventionnels. Et pourquoi ne pas reprendre ce label pour les ouvrages qui ne seraient plus conventionnels, c’est-à-dire : l’œuvre en prose.

Quelques uns parmi nous croient que l’histoire des formes continuent, qu’on peut insuffler quelque chose encore au roman, enfin à ce qu’on appelait le roman, que ce soit dans le sens de l’intrigue comme va Jean [Échenoz], il me semble, d’après ce que tu disais tout-à-l’heure, ou dans le sens du « plus de prose », comme moi-même je m’efforce de faire, mais enfin nous pensons que cette forme-là n’est pas close une fois pour toute, sur des histoires de « un tel veut coucher avec une telle, mais malheureusement il a un fils d’un premier mariage, etc. », »

— Jean Échenoz

Je suis très attaché au formalisme. Et je tiens à cette idée, je tiens à cette pratique, la façon dont un objet est construit, et la façon dont il progresse. La façon dont il est structuré, agencé jusque dans ses détails, me parait au moins aussi importante que le propos. C’est cela le « plus de prose » : l’idée d’une prose romanesque qui transcende des formes au fond hétéroclite, et c’est là que cela passe.

— Pierre Michon.

C’est l’effet de prose, l’effet d’art, l’effet de réel sur le lecteur, et ça c’est du grand art. Et l’art est rare. L’effet de réel, ça veut dire quelque chose qui ne soit pas du décalque du réel, quelque chose qui ne soit pas une histoire réelle, racontée, mais quelque chose qui crée du réel à partit de l’écrit, à partir de la prose, à partir de l’art. C’est tout. Cela a toujours été ça l’écriture, ça a toujours été ça l’art, depuis qu’il en existe.

[…]

Après tout, les romans de Chrétien de Troyes en vers étaient tout le contraire de la convention, c’était des nouveautés. Flaubert était de la nouveauté, Sthendhal à sa façon aussi, et Balzac sans doute. Quand j’entends les gens dire « le vieux roman balzacien », mais comment cela ? Plus personne n’en fait ! Balzac seul l’a fait. Maintenant il y a des romans, si on pense à Anatole France : de type francien ; si on pense à Paul Bourget : de type bourgetien, mais des romans balzaciens je n’en vois pas. Il y a des romans, beaucoup de romans, qui ont pris le chemin du mauvais roman, de la fin du siècle dernier, qu’on n’a pas lus, pas plus qu’on n’a pas lus le mauvais roman de notre siècle.


— Pierre Bergougnioux :

[seul, dans un train]

Pour dire les chose crument, le monde a été désenchanté. C’est ce que prophétisait Max Weber lorsqu’il disait que la connaissance rationnelle désenchante le monde.Le romanesque a disparu, et la raison en est bien simple, c’est que désormais nous savons approximativement ce que sont les causes qui gouvernent à notre insu ou en connaissance de cause, nos actes, nos fins, nos aspirations : et par le fait, le romanesque a disparu du monde. L’ombre et le mystère qui faisaient le charme des romans de jadis, puisqu’ils étaient des révélations, se sont dissipés. La lumière qui baigne notre temps est une lumière blême ; une lumière sans ombre. Lorsque le roman ne tient pas compte de cela, de l’existence hors de lui, hors de sa sphère, d’une connaissance savante du monde social, par le fait il devient superflu, pléonastique : à quoi bon lire puisque ce qu’il y a dans les pages est prévisible, productible ? Il pouvait être extrêmement séduisant pour des lecteurs du 19ème s. de rêver sur la destinée de Rastignac, de Vautrin, ou de la duchesse de Langeais — aujourd’hui, nous savons que le jeunes ambitieux iront à l’ENA, que les hors-la-loi ou les voyous finiront en prison et que les duchesses exerceront un métier dans la communication.


— François Bon

[dans une bibliothèque]

Le monde grouille d’histoires et en même temps ces histoires ont une qualité autre. Elles ne sont plus « Fabrice à Waterloo », elles sont comme sont les individus dans ce monde très hétéroclite, très dissocié, où le statut de l’écriture aussi s’est déplacé. Par contre, ce qui n’a pas changé, c’est la force de langage. Si je veux être radical dans mon expérience d’écrire, forcément ce sont des choses comme ça singulière, isolé, que j’ai. […]

J’ai toujours cette image qui me hante, cet écrit biblique […], qu’est la lamentation de Jérémie : ce type qu’on enferme dans une citerne, et donc qui ne voit plus rien, et qui prophétise la ruine de la ville au dehors, et du coup la parole englobe cette espèce de ville et nous l’emmène aujourd’hui.

Ce qui me fascine chez Michon, Bergounioux, Koltès, Novarina, c’est de voir comment en aveugle chacun trouve un territoire très exigu ; ce territoire il nous fait violence, et pourtant il se passe quelque chose — quelque chose qui est une espèce d’adéquation.


— Pierre Michon [sur Prison, de François Bon]

Il y a un moment extraordinaire dans Prison, c’est ce moment où il prend un auto-stoppeur, il remonte de Bordeaux vers Paris… il conduit trop vite dans le brouillard… et c’est absolument merveilleux… il écoute les Rolling Stones… c’est un moment —non pas un moment nihiliste, il n’est pas nihiliste ; non pas un moment cynique, il n’est pas cynique —, mais c’est un moment où ce qu’on appelait jadis la métaphysique lui tombe dessus, ou est-ce l’au-delà ? Qu’est-ce qui lui tombe dessus (sourire) ? Voilà un effet de réel, voilà un grand effet de réel : c’est ce moment où, dans le bouquin de François, il conduit vers Paris. Et c’est de la prose. C’est de la pure prose.


— Pascal Quignard

Ce qui m’ennuie dans le mot de roman,pour le prendre, ça voudrait dire que tout ce qui sera contenu dans ce livre sera faux ; et ce qui m’ennuie dans le mot essai, ou dans le mot autobiographique, c’est que tout ce qui y sera contenu sera vrai — pourquoi voulez vous à l’avance que je confisque une part de moi de ce que je voudrai dire de mon expérience ? Je veux à la fois le faux, à la fois le le vrai, pouvoir dire je, il, nous, pouvoir utiliser tout le pronominal — malheureusement chaque genre use d’un fragment seulement de la ressource pronominale. C’est un peu comme si on avait demandé pendant des siècles à des compositeurs, à certain de composer en la majeur, d’autre en ut, d’autres en si bémol. Nous n’avons pas besoin de genre, pour des raisons d’authenticité à l’égard de ce que nous voulons vivre de nous. Écrire, c’est vivre, c’est penser quelque chose, ce n’est pas correspondre à quelque chose qui devrait être fait.


— Pierre Michon

Prenez Bergounioux par exemple. N’importe quel écrivain de l’Ohio dirait : je suis tout seul, je suis très malherueux, et je chasse le cerf. Bergounioux dit non, moi je ne chasse pas le cerf, simplement mes ancêtres, à l’époque magdaléniennes, ont chassé le cerf, ou l’auroch. Grande élégance de Bergounioux, grande pudeur, grande décence : voilà ce qu’est la littérature : c’est ne pas se mettre en cause soi-même, c’est de dire : ce n’est pas moi qui chasse le cerf, ce sont mes vieux ancêtres, ou mes descendants.

— Jean Echenoz

Cette présence-là, de la poésie, alors je ne sais pas quel statut de la poésie dans la prose romanesque, moi elle me paraît tout le temps [pause] l’urgence ; je veux dire quelques chose comme une ligne de crête entre la prose et la poésie, et ligne de crête qui n’est pas commode à tenir parce qu’en même temps… en même temps… ce n’est pas une position tenable. Mais n’empêche les outils poétiques… moi j’ai ce sentiment, de façon très présomptueuse peut-être, non pas dans le résultat obtenu, mais dans le travail que les outils poétiques que je le veuille ou non sont toujours sollicités.

— Pierre Michon

La poésie, la prose, sont une. Ce n’est pas nouveau, tout ça est évident. Tout ceux qui font fi de la connaissance poétique de leur temps sont des mauvais prosateurs bien évidemment.

— Jean Echenoz

Et quand je vois dans les petits traités de Quignard ce texte sur la lecture, la lecture silencieuse, ce n’est évidemment pas un travail d’ordre romanesque, ni d’ordre poétique, je ne sais pas ce que c’est, je dis que je le lis dans la même tension que je lirais un roman qui me satisferait. Dans la même tension, et dans le même suspens

J’ai pris longtemps un plaisir de lecture très grand à lire un ouvrage qui s’appelle Notes et formules de l’ingénieur, où on apprend à construire des ponts. En fait, la nostalgie de ma vie, c’est que j’aurais voulu construire des ponts. et en fait, j’ai le sentiment un peu absurde que écrire des livres, ce n’est pas si loin que de construire des ponts. Non pas du tout qu’il y ait un pont entre le lecteur et l’auteur, la question n’est pas du tout là, mais l’idée d’un équilibre paradoxale est une bizarrerie absolue.

— Pierre Michon

C’est rare. Ces choses-là sont rares, et il est bon qu’elles soient rares. Comme disait Buffon (qu’est-ce qu’il disait Buffon à propos de l’or ?) — il disait : « l’or est rare car il est extrême, et il est rare pour la raison même qu’il est extrême » ! (rires) Et voilà, c’est la vérité. C’est les sciences, c’est Buffon. Pour la littérature, il me semble que c’est pareil. Je ne vois pas pourquoi les lois qui s’appliquent à la matière inanimé (on parle comme Bergou là), ne s’appliqueraient pas également à la matière animé.