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Michel Houellebecq | « Une révolution froide »

Il suffit de faire un pas de côté

mardi 21 janvier 2014


Michel Houellebecq, « Approches du désarroi » (in Interventions)

la poésie du mouvement arrêté

Certains témoins directs des « événements de 68 » m’ont raconté […] qu’il s’agissait d’une période merveilleuse, où les gens se parlaient
dans la rue, où tout paraissait possible ; je veux bien le croire.

D’autres font simplement observer que les trains ne roulaient plus, qu’on ne
trouvait plus d’essence ; je l’admets sans difficulté. Je trouve à tous ces témoignages un trait commun : magiquement, pendant quelques jours, une
machine gigantesque et oppressante s’est arrêtée de tourner.

Il y a eu un flottement, une incertitude ; une suspension s’est produite, un
certain calme s’est répandu dans le pays.

Naturellement ensuite, la machine sociale a recommencé à tourner de manière encore plus rapide, encore plus impitoyable (et Mai 68 n’a servi qu’à briser les quelques règles morales qui entravaient jusqu’alors la voracité de son fonctionnement).

Il n’empêche qu’il y a eu un instant d’arrêt, d’hésitation ; un instant d’incertitude métaphy­sique. C’est sans doute pour les mêmes raisons qu’une fois le premier
mouvement de contrariété surmonté, la réaction du public face à un arrêt subit
des réseaux de transmission de l’information est loin d’être absolument négative.

On peut observer le phénomène chaque fois qu’un système de réservation informatique tombe en panne (c’est assez courant) : une fois donc l’inconvénient admis, et surtout dès que les employés se décident à utiliser leur téléphone, c’est plutôt une joie secrète qui se manifeste chez les usagers ; comme si le destin leur donnait l’occasion de prendre une revanche sournoise sur la technologie.

De la même manière, pour réaliser ce que le public pense au fond de l’architecture dans laquelle on le fait vivre, il suffit d’observer ses réactions lorsqu’on se décide à faire sauter une de ces barres d’habitation construites en banlieue dans les années 1960 : c’est un moment de joie très pure et très violente, analogue à l’ivresse d’une libération inespérée.

L’esprit qui habite ces lieux est mauvais, inhumain, hostile ; c’est celui d’un engrenage épuisant, cruel, constamment accéléré ; chacun au fond le sent, et souhaite sa destruction.

La littérature s’arrange de tout, s’accommode de tout, fouille parmi les ordures, lèche les plaies du malheur. Une poésie paradoxale, de l’angoisse et de l’oppression, a donc pu naître au milieu des hypermarchés et des immeubles de bureaux. Cette poésie n’est pas gaie ; elle ne peut pas l’être.

La poésie moderne n’a pas plus vocation à bâtir une hypothétique "maison de l’Être" que l’architecture moderne n’a vocation à bâtir des lieux habitables ; ce serait une tâche bien différente de celle qui consiste à multiplier les infrastructures de circulation et de traitement de l’information.

Produit résiduel de l’impermanence, l’information s’oppose à la signification comme le plasma au cristal ; une société ayant atteint un palier de surchauffe n’implose pas nécessairement mais elle s’avère incapable de produire une signification, toute son énergie étant monopolisée par la description informative de ses variations aléatoires.

Chaque individu est cependant en mesure de produire en lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire. C’est très facile à faire ; il n’a même jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de se placer, par rapport au monde, dans une position esthétique : il suffit de faire un pas de côté.

Et ce pas lui-même, en dernière instance, est inutile. Il suffit de marquer un temps d’arrêt ; d’éteindre la radio, de débrancher la télévision ; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter. Il suffit de ne plus participer, de ne plus savoir ; de suspendre temporairement toute activité mentale. Il suffit, littéralement, de s’immobiliser pendant quelques secondes.