arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > de l’écume des choses (du désir de se préserver du monde)

de l’écume des choses (du désir de se préserver du monde)

mercredi 22 janvier 2014



— Sourds, étang, — Écume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

Rimb.

J’ai eu ce désir, ces jours derniers : soudain, net, tranché — c’est d’être parti loin de Paris peut-être, et fatalement être coupé du monde un peu —, le désir de me défaire, mais de quoi ?

Le mot qui venait, c’était celui d’écume — me défaire de l’écume des choses. Oui.

J’avais lu ce texte de Houellebecq (dont je refuse absolument le titre, l’approche du désarroi, comme je refuse le désarroi). J’ai souvent ressenti, tout comme lui, ce sentiment de suspension au moment de grandes pannes dans les transports, de grèves immenses, d’arrêts momentanés et subits du système ; il parle, je crois, d’incertitude métaphysique ; j’y éprouve, moi, autant de joie que possible, dans ce retrait où je me tiens toujours, ce biais qui me rend observateur de tout.

Mais dans les temps d’organisation normale et normée du réel, je suis pris. Et le temps m’écrase. Surtout, dans le temps d’organisation normale du réel, le monde m’absorbe trop de tout ce qui en lui est superficiel, absurde, et dérisoire.

Se tenir loin de l’écume, alors : c’est aussi se préserver du monde.


nf (é-ku-m’)

1. Sorte de mousse blanchâtre qui se forme à la surface des liquides agités, chauffés, ou en fermentation.
L’écume de la mer.
L’écume du pot au feu.
« Le vent avec fureur dans les voiles frémit, La mer blanchit d’écume, et l’air au loin gémit ». [Boileau, Réflexions critiques sur Longin]


Se préserver du monde, et d’abord du commentaire du monde — ces derniers temps, d’écouter la radio, le matin, comme une hygiène politique, se tenir informé comme une façon de participer au réel, celui qui fabrique de l’Histoire, de l’événement, du temps, prenait tout le temps, me donnait la sensation d’avoir prise sur lui, quand c’était tout le contraire. Ces jours, est-ce moi, est-ce ce temps, la sensation du dégoût est venue, lente ; impossible de m’en défaire.

Le commentaire du monde a remplacé le réel jusqu’à nous faire croire qu’il était tout entier le monde, et son expérience. Ce qui fait événement est désormais ce qui fait l’événement un événement : et partout l’ordre médiatique, l’hystérie de la succession, d’une vitesse qui n’obéit à aucune allure, et la honte, surtout, la honte partout qu’elle répand.



2. Bave de certains animaux.
Chevaux couverts d’écume.
« Ils [les coursiers] rougissent le mors d’une sanglante écume ». [Racine,
Phèdre]
Il se dit quelquefois de la sueur qui s’amasse sur le corps du cheval. "Ce cheval était couvert d’écume". [Dictionnaire de l’Académie Française]


Couper la radio, ne plus lire les journaux, éviter les titres, ne faire usage de ma connexion que pour les livres, et écrire, et la musique qui n’est d’aucun temps — habiter son pays en terre lointaine, ne plus savoir ce qui est inscrit à l’agenda politique du réel.

Travailler le pas de côté ces derniers jours, ce n’est pas s’en laver, c’est éviter de s’en sentir complice, c’est regarder seulement le ciel et y chercher la seule trace du temps possible, l’expérience d’une lumière qui ne doit qu’à elle de se poser sur les choses et les souvenirs, et les désirs, et les désirs surtout.

Le bleu du ciel deux fois en un mois : une fois sur la place du Dam, au matin (dimanche), et toute la journée de ce jour — éprouver ce miracle.

En rentrant du théâtre ce soir, le froid considérable qui serre le corps ; j’écoute une émission de radio finalement, la voix de Marie Richeux dit les mots qu’il faut — ce n’est pas l’écume, ça parle de la fraternité en période révolutionnaire, les mots de Robespierre, que la fraternité est un agir, un acte ; qu’elle naît des armes, qu’elle est éprouvée sous la guillotine, qu’elle est l’expérience même de la liberté, celle qui exige à chacun la nécessité de vouloir l’autre libre aussi, et frère donc de cette liberté qui est signe que je ne suis pas maître, que je ne suis pas esclave. Entre les deux, être frère de chacun — par le sang qui coule sur le sol, toujours.

Mais autour de moi, les affiches électorales, les types avec leurs visages, et les slogans qui font mourir le monde avec les mots mêmes qui servent à vivre — comment aller ? Tenir le pas gagné ? Marcher dans le sang ? Comment ?


3. Fig. Partie la plus vile d’une foule.
C’est l’écume de la société.
« Elle [une colonie] n’était point engendrée de cette écume de l’Europe, que la France avait comme vomie dans le nouveau monde au temps du Système ». [Raynal, Histoire philosophique et politiques des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes]


Mais il y a sur tout ce dégoût, cette colère, et cette honte, la joie ce soir des vers de Rimbaud, les Déluges relevés, la tristesse qui lave et réjouit.

Il y a aussi, à travers tout cela (à travers le sentiment du dérisoire), ce qui remet le temps à sa juste mesure, à sa tâche simple, à sa pensée douce et lente : demain qui est consacré à naître. Ne penser qu’à cela, qu’à cela oui — il est deux minutes avant minuit, et ces deux minutes lui appartiennent déjà puisque je pense à minuit, quand il sera demain, aujourd’hui.



Portfolio