arnaud maïsetti | carnets

Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Aubes > Aubes | I. (L’aube est un grand mur)

Aubes | I. (L’aube est un grand mur)

dimanche 23 février 2014


Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.

Voir présentation du projet ici

Ici le premier chapitre après le prologue — où il est question de la rue saint-denis et de comment la remonter, au petit matin.


I. 
 L’aube est est un grand mur

L’aube est un grand mur étalé sur le froid, elle coulisse contre le jour en bateau sur les vagues. Quand dans la brume un cri au dessus des têtes déchire l’attente, « terre », et la terre dans l’instant surgit et bouche tout l’horizon, soudain le navire véritablement avance, on peut voir sa progression à mesure que la terre, point noir et ridiculement minuscule tout à l’heure, devient une plaque horizontale posée sur l’eau comme allongée sur ses reflets, peu à peu on la voit qui se hérisse de crêtes et de contours dessinés à la main, alors le jour ne s’ouvre pas mais se fend sous la coque, voilà le matin désormais fendue sous les pas de Victor du côté de la rue de La Femme-Sans-Tête sur l’île Saint Louis : voilà ce matin doublement fendue sous les pas de Mallory rue Saint Sauveur, dans la déchirure sans cri de la terre grise et sale des rues d’ici. Le ciel est blanc cassé, derrière on ne peut pas encore voir le soleil, juste le deviner, il est immense. Mallory remonte maintenant la rue Saint Denis, sur le côté il peut sentir la fraîcheur ouverte des rues de traverse — Passage de la Trinité, Passage Basfour plus sale encore et plus sombre que tous les coupes-gorges de la ville, les trottoirs sont vides, vidés pour la journée, les macs sont dans les cafés ou retournés chez eux dormir la nuit qu’ils ont passé à épier dans le noir la bonne tenue des affaires, guetter une bagarre possible, surveiller les règles, essayer de les contourner, faire respecter les siennes aux novices, et puis régler les affaires courantes, compter l’argent dans le tête, chasser les clochards, tabasser les curieux, le travail en somme, et les filles maintenant dans les lits aussi dorment, elles font de leur mieux les rêves qu’elles se permettent, la plupart des filles ainsi dans leurs lits sans couverture prennent des forces au matin pour la nuit qui s’annonce déjà encore plus longue, plus large — mais certaines filles, les plus vieilles, les plus tristes, les plus accrochées aux trottoirs sont encore là à attendre, les plus fatiguées aussi, elles attendent mais personne ne passe, alors dans l’embrasure des portes, elles laissent retomber leur regard défiguré sous le maquillage qui vient heurter la laideur des trottoirs ; chaque chose est à sa place, et comme pour toujours l’attente jamais ne se comblera mais se posera sur le sol, tandis que dans l’air monte le matin tout chargé de promesses, alourdi pourtant dès son envol par le souvenir du matin qui l’a précédé — et pour ces filles, c’est l’avenir déjà que l’on regrette d’avoir vécu, de vivre depuis si longtemps que les jours ne portent plus de nom, on dit que c’est dimanche, et aujourd’hui il pourrait faire beau, mais personne ne passe, à part Mallory, et Mallory sans un regard sur le côté a lui aussi les yeux rivés sur le sol, ses pas claquent seuls dans la saleté des matins répétés du monde. Les filles crachent la fumée des cigarettes, elles ne l’appellent pas, elles ne le voient pas. Mallory est comme le matin, invisible, il passe et personne ne le voit, il fait partie du décor, et on ne voit jamais le décor dans le déroulement de la scène. Partout jusqu’au sol monte le même gris épais et fatigué du trottoir. Mallory traverse les rues sans ralentir, la Porte Saint-Denis s’élève plus haute que jamais. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit, mais la nuit s’était terminée et désormais le jour s’établit sur les rues car bientôt, gravées au sommet de la Porte, les lettres d’or et d’argent renverront les éclats blancs du ciel, mais Mallory a tant de choses à faire aujourd’hui, tant de choses à terminer — en premier lieu la nuit précédente —, le soir l’attend où il pourra s’allonger contre elle, et fermer les yeux enfin. Rue de Cléry et pointe Turbigo, puis rue Beauregard qui monte — l’église Bonne Nouvelle s’affale sur le trottoir, on dirait qu’elle se répand de plus en plus, et Mallory grimpe la rue avec difficulté — bientôt arrivé, les choses vont commencer. Quand il est devant la porte de l’immeuble, il regarde derrière lui, le soleil perce l’espace d’un instant la blancheur du ciel, éblouit cet instant, et dans les yeux clairs de Mallory, c’est toute la lumière du matin qu’il reçoit, qui l’aveugle ; cet instant laisse entrevoir l’espace à traverser, rejetant dans un siècle le soir où s’allonger, repoussant en un instant improbable la possibilité d’un soir où oublier la lumière.