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Aubes | IV. (Chaque chose à sa place)

vendredi 28 février 2014


Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.

Voir présentation du projet ici

Ici le deuxième chapitre — où il est question du retard d’un personnage qu’on appellera Mallory, et de l’agacement de celui qui l’attend, qu’on appellera Nills, des sonneries d’un téléphone qui sont le temps lui-même en retard sur lu-même et c’est une autre source d’agacement, de fatalité.


IV.


Chaque chose à sa place

Chaque chose à sa place et pourtant rien ne commençait : Mallory était en retard, Nills l’attendait. Chaque chose à sa place, le soleil dans le ciel maintenant, le sommeil rangé, le bruit de fond de la rue étalé, les vêtements posés sur le corps lavé et la mâchoire rasée de près et aiguisée pour les mots à dire tout à l’heure, les mots qui devraient déjà être en train de se dire à cette heure, pensa Nills, assis à son bureau, la montre posée devant lui, dont les aiguilles avalaient facilement l’heure, et Mallory qui n’est pas encore là, qui prend son temps comme si le temps s’empruntait un temps, comme si les heures n’avaient pas été faites pour qu’on les regarde en s’inclinant et qu’on les respecte, et qu’on se tienne devant eux une main dans le dos et l’autre contre sa poitrine, et tout le corps prêt à les servir : heures qu’on n’oserait pas regarder en face, et à qui on devait répondre seulement oui, et rien d’autre. Chaque chose établie sur le monde, ce matin, tout l’ordre du temps réglé à sa mesure : et Mallory qui ne vient pas. Nills assis toujours à son bureau, liasses de papier à gauche, cahier, et agenda prêt, cigarettes, briquet, courrier, stylos main droite, et devant lui, sans qu’il ne cesse de la regarder, sa montre qui continue d’avancer le temps tandis que Mallory continue de n’être pas là. Ce pouvait être un contretemps — ce pouvait être une insulte, un scandale, ou pire : un désordre infligé à l’ordre calculé du temps, par lui, pour lui et en lui. Ce n’était pas possible : cela n’arrivait jamais. Que Mallory ose désosser le temps, en retirer les gonds, déplacer le retard si loin, ce n’était pas possible. Le téléphone sonna trois fois : la première fois, pour prendre les instructions. Nills marmonna — il demanda de la patience. La deuxième fois, l’attente était passée, la patience entamée, et on exigea de lui les instructions : Nills raccrocha sans répondre. La troisième fois, il laissa sonner dans le vide les instructions impossibles à donner parce que Mallory n’était pas encore venu. Bien-sûr, Mallory viendrait : il était sans doute en chemin, il était peut-être en bas de l’immeuble, à attendre pour monter un signe qui l’aurait aidé à prendre la décision pour lui. Peut-être même était-il sur le pas de la porte, la main levée pour sonner, immobile et droite, suspendue et immobile pendant des heures, paralysée. Mais Mallory n’était pas encore là, impossible de savoir s’il allait accepter aujourd’hui, ou seulement demain, ou ensuite (il accepterait, un jour, bien sûr), et on ne pouvait passer aux étapes suivantes : donner les instructions aux hommes, donner les heures, donner les lieux, donner l’argent. Le temps continuait à battre le retard sans s’essouffler : mais chaque minute rendait le retard plus lourd, chargé d’une minute de plus qui remplirait bientôt le jour : et bientôt, tout le temps serait en retard sur lui-même. Nills ne quittait pas des yeux la montre et assistait, sans le comprendre, au décalage du temps, à la disjonction sans secousse de l’ordre des choses. Et puis, quand le téléphone sonna une quatrième fois, qu’il était sur le point de répondre pour tout annuler (et ce qui s’annulait avec ces instructions, n’était-ce pas le jour entier, la validité de ce jour dans tout ce qui l’avait constitué ?), il arrêta son geste et laissa le vide résonner contre le téléphone vibrant, comme accordé l’un à l’autre. C’est alors qu’il comprit, remit sa montre au poignet, et alluma lentement une cigarette. Oui, il y avait bien une raison pour justifier le retard : une raison plus grande que la simple cause expliquant le retard, qui le justifiait et lui donnait raison. Du retard de Mallory, grossier, ridicule, il n’y avait rien que l’on puisse imputer à Mallory lui-même, qui n’était qu’un pion dans l’enchevêtrement complexe du mécanisme qui apparaissait avec tant de clarté maintenant aux yeux de Nills. C’est que son retard donnait la pleine mesure à ce qui se préparait : que ce retard était nécessaire à l’accomplissement du jour. Mallory a l’heure, et rien n’aurait pu être fait : il aurait refusé, serait parti plein de morgue et de fierté, et il aurait fallu attendre, un jour prochain, que cette fierté se retournât contre lui, et la culpabilité, et le reste : on aurait perdu simplement plusieurs jours. Mais Mallory en retard, et tout pouvait se faire : comme un puzzle a besoin de jeu pour se dessiner, une pièce après l’autre posée dans le vide laissée par la pièce qui la jouxte et qui n’est pas encore là, mais dont l’absence seule permet que la pièce à côté soit posée — le retard, finalement, donnait le jeu nécessaire à Nills pour poser les pièces manquantes. Lorsqu’il lui jetterait tout à l’heure à la figure ce temps perdu, c’est un retard, celui que Mallory avait sur la vie, qu’il exposerait et qui le brûlerait : impossible de ne pas accepter dès lors pour se remettre à l’heure des comptes établis par son père. À l’heure, le refus de Mallory se trouvait justifié ; en retard, il devenait intenable, définitivement révoqué. Nills ouvrit un livre au hasard, posé sur le sol. Lit un peu, sans penser, sans rêver. Les mots les uns après les autres s’enchaînaient, dénués d’autre sens que ceux que le livre imposait, l’ordre plat et régulier du monde de gauche à droite s’établissait de toute son évidence, et de bas en haut, et une page après l’autre, c’était l’ordre fatal de la ligne dans laquelle il trouvait le repos et la justification du réel — lignes simplement déroulées pour qu’on les lise et s’en empare, on pouvait les réciter à haute voix, les lignes, les mots ne faisaient que suivre, on pouvait les changer, les déplacer, les livres en contenaient tant de différents, de toute manière c’était sur les mêmes lignes, car seule comptait la portée qui soutenait les mots, eux ne faisaient que dire de différentes manières la même chose : à savoir la régularité éternelle de la ligne, son recommencement infini. Au milieu d’une ligne, c’est toujours une ligne qui se saisit d’elle-même pour se prolonger et la renouveler : le livre comme image du monde, quelle idée fade, oui — c’était la ligne qui devenait le monde, lui-même bâti à son image. Droit, régulier, seulement interrompu par le blanc qui donnait naissance à une autre page : le livre ne finit jamais, sa lecture peut-être, mais la ligne est toujours là qui avance où qu’on la prenne, et rien ne saurait la briser. Mallory n’était qu’une virgule dans ce grand livre, et quand le téléphone sonna une cinquième fois, Nills dit simplement : il arrive. Au moment où il raccrocha, Mallory frappa à la porte.