arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > les pages arrachées en miroir

les pages arrachées en miroir

mercredi 9 juillet 2014



c’est une idée ; prendre un livre, au hasard dans la bibliothèque bientôt vide, en arracher une page, la jeter au sol ; attendre que quelqu’un se penche pour s’y lire : le lac regarde Narcisse bien avant sa venue, c’est vrai. Une page arrachée en miroir [1]

sur le trottoir : une page d’un livre qui ne se trouve pas dans ma bibliothèque ; une histoire d’avion qui déchire les brumes de Terre Neuve, il y est question d’un type à retrouver ; une histoire de Bob Morane en quête d’on ne saura jamais. Et pourtant, ici déposée, la page appelle à elle tout un réseau de sens qui la dépasse, ou la traverse — et cet avion, et cette quête, comme une question adressée à qui s’y penche. Étrange comme une page arrachée concentre à elle tellement plus de forces qu’avec toutes les autres ensemble ; la même page qui, liée aux autres, n’est qu’une de trop, ici appelle au manque de toutes les autres.

je pense à cette question que dans les universités catholiques du XVIIe s., on posait aux étudiants, pour mesurer leur faculté à déployer des arguments, sans horizon ni fin : la plage possède-t-elle un nombre de grains de sable pair ou impair ?

Des Questiones Quodlibet — sur n’importe quoi.

La page arrachée est une question, évidemment : autour d’elles s’agglutine l’image d’un destin, évidemment ; quelqu’un l’aurait arrachée, celle-ci précisément, et déposée ici ; précisément. Je m’y serais penché. J’écarte l’éventualité qu’elle se soit arrachée seule, et envolée, seule, jusque là, avant autre part. J’écarte la pensée du vent, ce serait accorder au vent la grâce d’un destin, et personne ne confie sa vie au vent — je crois.

Il pleuvra beaucoup sur Paris, et ailleurs peut-être, une heure plus tard.

Les pages qu’on écrit ne sont pas différentes de celles-ci, ce qu’on y dépose à mesure du soir possède la même précision de la pluie sur mon corps, ce qu’on confie au vent revêt même tâche, et même désir d’être autre chose que du vent emporté par lui sous des regards dérobés.

Sur la page, une trace de pas — une route empruntée, jamais rendue.


[1pages arrachées : c’est une partie de mon site —l’anthologie personnelle