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nous sommes à l’occident (Londres)

samedi 27 septembre 2014


je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux !

Rimb.

Aucune ville comme Londres ne me donne davantage cette impression d’Occident — le sentiment d’être comme sur la pointe la plus avancée d’une civilisation qui se pense telle, connaît son histoire et travaille à lui ressembler, jusqu’à dresser à chaque rue une ville qui serait conforme à l’image qu’on a d’elle. Le ciel aussi, blanc, qui touche les toits, épouse parfaitement l’idée qu’on possède d’un ciel anglais — ou peut-être est-ce cette idée alors qui nous possède.

... Mes deux sous de raison sont finis ! — L’esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.

Rimb.

Dans ce monde luxueux, insensément riche et pauvre, où l’austérité économique répond à la démesure morale (quant à l’austérité morale, et la mesure économique : ces mots sont perdus) — dans cet ouest qui se termine à mesure qu’il nous faut le commencer, ce sentiment partout que quelque chose va advenir et se tait, dans les hurlements des ambulances et des voitures de flics qui toute la journée, indistinctement, passent. Je suis allé jusqu’à Camden Town sans rien trouver qu’une longue rue identique à toutes. On m’a raconté pourquoi cette ville paraissait ainsi, une et parfois contraire, neuve, mais bâtie de tous temps, dans le temps neutre que l’architecture sait parfois donner à la modernité quand elle veut lui donner l’allure de ville habitée pour usage de vivants. C’est que la guerre la détruite, par morceaux : a prélevé sur elle des quartiers entiers, laissant d’autres intacts. On a levé des tours dans les espaces morts — cela ressemble à un rêve de George Perec : l’espace vide de la chambre à l’échelle d’une ville. Cela ressemble surtout à une ville magnifique et impossible — quelque chose comme de l’Occident qui disparaît à mesure qu’il souhaite devenir l’Occident qu’il est déjà. On ne s’éloigne pas dans ces villes ; on s’écarte d’un centre qui n’existe plus maintenant que dans les périphéries on dresse les quartiers d’affaires comme des Babels minuscules. Puis, une ville, on ne marche pas sur elle seul ; seul, dans cette ville, on ne fait rien d’autre que préparer sa venue en soi, plus tard, ensemble.

— C’est vrai ; c’est à l’Eden que je songeais ! Qu’est-ce que c’est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !
Les philosophes : le monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille, — et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

Rimb.

Au théâtre le soir, et le lendemain, parler et entendre parler de théâtre, et dans la voix d’Ostermeier, les mots de Shakespeare à l’ouverture d’Hamlet : « Who’s there ? » — mots que j’aime voir traduire par : "qui vive ?" (à cause de Breton), mais qui plus simplement lancent un qui est là ?, — sans doute la question la plus politique qu’on puisse poser, la seule qui vaille. — Ostermeier. (Et ces pensées. Le désir de n’être pas un vaincu, et l’évidence de l’être ; la volonté de n’être surtout pas un vainqueur — d’être vaincu par le monde pour mieux pouvoir lui résister : savoir où sont les batailles qui peuvent être menées : guerre civile à soi-même. Puis, cette pensée : Ne pas être de leur Occident). Dans ces pensées, j’écoutais ce qui est là, tandis que dehors la ville battait, appelait, vibrait intérieurement — comme ce qui déchire et qu’il faudra bien joindre pour saisir ce qu’ensemble les mots courants d’une page à l’autre voulaient dire, et quelle adresse était là, déposée. Sur le chemin du retour, écrites contre le sol, ces inscriptions (utiles pour ne pas se perdre) : fin d’occident — la ville est tout près, il suffit de bifurquer ; un journal d’hier repose là, que le vent déchire un peu.