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Vincent Van Gogh | À visage découvert

Septembre 1887

samedi 20 juin 2015


La fascination pour les visages me vient sans doute de ceux qui savent les peindre – et parmi eux, un qui savait l’art du regard puisé au sien. Le regard qu’il faut intercepter pour comprendre, ou saisir, l’œil qui en retour saura prendre à la lumière ses secrets, celles qui tournoient autour du vol d’oiseaux noirs ou qui s’enfoncent dans la profondeur, l’invention de l’après-coup, aussi : la chambre qu’on vient de quitter, le banc laissé seul marqué encore de la présence de celui qui s’assoit ici dans l’asile.

La fascination pour le visages donc. Elle est plus puissante quand il manque. Qui pour savoir les traits de Dante que son masque mortuaire réinvente depuis la mort, ou le contour des yeux de Shakespeare, de Marat ? On est dans l’irradiation : autour de nous sont les yeux qui ont vu les yeux de ceux qui ont vu les yeux. C’est un long deuil qui façonne nos propres visages et la soif de voir ceux qu’on ne verra jamais. L’aura dégradé qu’en écrivant on tâche d’approcher.

Et puis, il y a des visages qui sont dans l’effacement de l’oubli ; à la naissance de la photographie, quand la lumière se dépose avec cette touche d’éternité et le flou propre à l’occultation ; visage qui possède moins la couleur de la preuve que la teinte de nos rêves.

Ces visages saisis au milieu du XIXe s., et qui ne savaient pas qu’ils devenaient les premiers à être immortels, et qui allaient mourir avec cette idée indienne, l’âme arrachée.

Et puis, la beauté de ces photographies, c’est comment elles surgissent ; ce sont comme des nouvelles que du passé on nous envoie, des cartes postales qui mettraient un siècle à venir, mais elles viennent.

Il y a trois ans, le visage de Rimbaud, il y a deux ans, celui de Baudelaire ; fatalement, cette année sera celle de Van Gogh.

On disposait jusqu’alors de trois photographies seulement de Van Gogh, dont une de dos.

C’est donc considérable.

Nous sommes cette fois un an après le portrait manqué d’Asnières : en 1887, sans doute au début du mois de septembre. Van Gogh est à Paris depuis février 1886. Il a quitté Anvers pour rejoindre son frère Théo qui tient une galerie à Montmartre, Boussod, Valadon et Cie. C’est l’année de la huitième exposition impressionniste ; Vincent découvre l’œuvre de Millet, et de Puvis de Chavannes, de Renoir et de Monet : mais le groupe est déchiré et cette exposition sera la dernière. Seurat montre ses premières toiles. Vincent ouvre grand les yeux sur ces formes qui fixent ce qui échappe à la perception pour mieux rejoindre sa vérité.

Vincent fréquente Cormon, qui lui présente Toulouse-Lautrec, qui lui présente Emile Bernard, qui lui présente Russel ; dans la galerie de Théo passent Gauguin et Signac. Ces géants sont misérables ; on boit beaucoup. On parle théorie de la lumière qu’on se propose de réinventer ; on regarde des estampes japonaises comme si elles possédaient une part du secret. On brûle toutes les nuits, Vincent gagne dix ans, et sur le visage aussi. Il prononce des mots comme divisionisme des tons, ou cloisonnisme. On lit aussi ; le naturalisme offre un modèle d’enquête psychologique que le portrait sur la toile saura, croit-on, parfaire mieux que des mots.

C’est avec ce visage qu’il se présente à septembre 1887, ou est-ce en décembre (il faudrait qu’il y ait des arbres pour qu’on le sache), dans la salle de répétition du Théâtre Libre, au 96 rue Blanche.

Il donne tout le visage qu’il a – il n’a pas besoin d’ouvrir les yeux pour nous adresser son regard, et tout dans la posture le tient en retrait et devant. En partant de la gauche, compter trois visages (Arnold Kooning et Émile Bernard), ou en partant de la droite, quatre (après Paul Gauguin, Félix Jobbé-Duval et André Antoine), ce sera lui.

Encore un hiver à Paris ; le 19 février 1888, c’est assez, il est prêt, il s’en va ; au bout de la route, c’est la couleur du ciel et du corps à la fois, c’est dans Arles, Saint-Rémy quelque chose de suffisamment précieux pour s’abattre contre lui, et rejoindre Auvers pour mourir vivant.