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Loin d’Avignon, chronique anachronique

mardi 7 juillet 2015


Une chambre d’hôtel bon marché dans la zone commerciale sinistre d’une commune sinistre des Alpes Maritimes dans laquelle je suis rappelé par la République à mes devoirs de fonctionnaire. Trois jours ici me tiennent loin d’Avignon. Deux heures du matin brûle dehors dans l’air inexistant qui entoure le Campanile vide (un bar à yaourts fait la réputation de l’établissement.) Sur le mauvais écran de la télévision, le service public fait rejouer l’Orlando de l’an dernier, par Olivier Py. L’éloignement redouble. Ce qu’on perçoit d’Avignon à distance – quelques centaines de kilomètres, mais trois ou quatre heures de route –, me rend contemporain d’un passé déjà frappé d’obsolescence. Un décalage horaire de tous les instants. Le sentiment d’être loin, on le perçoit surtout quand nous parviennent les nouvelles du présent : le collectif Insensé a pris place dans les salles d’Avignon 2015 ; être ici rend difficilement pensable que du présent quelque part puisse avoir lieu. Les acteurs de l’Orlando possèdent même statut et même aura qu’un enregistrement sale d’un spectacle de Jouvet ou d’un vaudeville du Splendid. Lettre de Koltès, été 1977, en plein cœur du festival où il présente La Nuit juste avant les forêts devant dix spectateurs chaque soir : « Avignon est sinistre - Saint-Germain-des-Prés épileptique - effrayant de sottise, de frime, d’absurde et de laideur dans les spectacles (je n’y mets plus les pieds) ». Je cherche un mot qui dirait le contraire de l’épilepsie qu’à ce moment pathologiquement j’envie : la médecine possède bien le terme catatonie. Peut-être convient-il à cette ville que je visitai en soirée. Sur une place au pied d’un collège qui semble une Maison d’Arrêt du début du siècle (le précédent), ils ont ici levé des gradins : sous le cagnard de huit heures, rien de plus vide que des gradins vides face à l’inexistant. D’ailleurs, la ville est vide et semble bâti pour l’être. Partout des affiches annoncent le départ ici du Tour de France dans quelques jours (mais de quelle année ?) C’est une parabole sublime et désastreuse sans doute. Avignon existe alors comme un lieu où se fabriquerait cette qualité du temps qu’on nomme la beauté, et son envers radical, qui désespère d’en être contemporain. Mais ce désespoir parfois soulève, je le sais bien – et rend aigu le fait d’être au présent celui qui en refuse le poids de tristesse et d’inanité. Face au désastre, du moins est-on face. Ici, dans cette chambre d’hôtel du bout du monde de la Provence, je ne suis que devant un écran qui passe - comme le supporte-t-il ? - les gesticulations consternantes d’acteurs qui hurlaient l’année 2014 passée pour toujours : contemporain, je ne le suis de rien. Peu d’événements dans une vie d’un homme vous donnent l’impression d’être le contraire de contemporain. Peut-être cette minute où, à deux heures du matin, ce lundi 6 juillet 2015, dans votre chambre 26 du Campanile de XXXX, vous allumez par désœuvrement la télévision française et que vous tombez sur Orlando, festival d’Avignon 2014, et qu’au dehors trois chats rodent lentement et sont la seule trace de vie possible.



Voir en ligne : Texte paru d’abord sur le site de l’Insensé