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Avignon, journal du soir : tristes critiques

dimanche 19 juillet 2015


Une semaine déjà à Avignon et c’est comme depuis des mois, un rythme immuable : le soir au théâtre, la nuit passée à l’écrire, le matin relire, et l’après-midi échapper à la chaleur avant le soir de nouveau les gradins, et le spectacle qui ouvre à la nuit toute une nuit à écrire : entre le soir et la nuit, les échanges avec les camarades critiques de l’Insensé – et tout cela dans le tourbillon, la ville dévastée par toute une ville à l’intérieur d’elle-même, hystérisée, « épileptique » ; et les hurlements des grillons.

La critique, ce n’est pour moi qu’une façon de cartographier intérieurement les territoires où aller plus intensément ; nommer ce qui appelle, ce qu’il me faudrait rejoindre – il n’y a d’expérience de l’œuvre pour moi qu’en l’écrivant, et cette expérience ne tient pas vraiment pour moi du jugement ni de l’évaluation technique, simplement façon de se brancher à des énergies vives ; alors quand il me faut constater que ces énergies manquent, qu’elles sont détournées à son propre profit, théâtre qui ne se nourrit que d’émotions fournies par le théâtre et ravi de lui-même, protester n’est qu’une façon aussi de chercher des intensités ailleurs, constater dans ce qui manque ces appels d’air qui lancent.

Et puis, depuis une semaine, à force d’assister à ces débâcles de la pensée et de la joie, de brûler des heures et des heures devant des scènes tristes et contentes d’elle-mêmes où paraît évacuer tout souci politique, du monde et du dehors – quand il est convoqué, ce serait toujours pour s’en donner bonne conscience et vite occulté –, c’est d’autant plus douloureux.

Cette tristesse de spectacles qui se dérobent et laissent voir le théâtre dans sa machinerie tournée à vide, oui, contamine, m’atteint davantage que je ne le pensais, et me gagne, comment le nier ?

Mais écrire ces critiques, défendre ensemble, pied à pied, et dans une certaine violence peut-être, des formes qui nous semblent encore vitales, c’est nécessairement écrire contre ces formes qui nous semblent en regard stériles au nom même de la vitalité absente. Non, il n’y a aucun plaisir à se placer contre ; nous ne nous plaçons pas contre – mais toujours du côté des forces et de la joie : et c’est au nom de la joie que ces jours nous paraissent tristes – et ces nuits où nous échangeons ensemble, joies. Plutôt la vie.

Ce n’est pas la critique qui est triste, ni la chair, mais ces heures brûlées à dresser pour l’art lui-même des tréteaux à sa seule fin (long rêve cette nuit d’échafaud, rideau tombé comme une guillotine) [1].

Nous n’avons pas encore renoncé à penser qu’au théâtre peut se jouer quelque chose de plus vital que le théâtre – pas une question de vie ou de mort, mais de beaucoup plus important que cela.

Nous n’avons pas encore renoncé à placer dans le théâtre ce qui excède les forces du théâtre – l’illimitation du langage, le renouvellement des énergies, l’interception du monde, une levée.

Ce soir, un autre spectacle, il y aura une autre nuit à l’écrire, et un autre jour qui recommencera la nuit, peut-être. Nous n’avons pas renoncé.


[1Tandis que j’écris ces notes jetées au hasard sur cette page, un homme à dix mètres, sur la place des Halles, seul sur la place, hurle un texte que je n’entends pas – le vent et les grillons s’allient contre lui. Il est rouge d’effort et d’épuisement, crache les mots avec la folie du désespoir. Autour les cafés sont pleins déjà ; sous les affiches en lambeaux il dit son texte devant un chapeau vide, et personne ne le regarde que moi, qui ne l’entends pas ; immense violence. Il vient de finir et s’éloigne, déjà s’arrête devant un autre café, et recommence.