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Le théâtre de Jean Genet, Olivier Neveux | La part d’ombre

dimanche 2 avril 2017


Notes de lecture pour carnets d’écriture (pour les rêves, c’est ailleurs)

Olivier Neveux, Le théâtre de Jean Genet, Ides &Calendes,
parution novembre 2016

Pour des critiques plus rigoureuses de l’essai d’Olivier Neveux : lire par exemple :
— Sur non-fiction, par Christian Ruby
— Un extrait sur la revue Contretemps


Genet, quelle leçon ? Aucune. Exemplaire au sens où il l’entendait – exemplaire unique, l’œuvre de Genet demeure sans exemple ni devenir, sans héritage. Mais lire Genet, après lui, encore, est un mouvement qui porte en lui une nécessité inquiète.

Le lire : et lire dans ces textes davantage que des textes, mais la pensée intraitable pour notre présent. Quelque chose qui s’expose à son propre risque, qui m’expose à ce qui déborde le seul acquiescement à un monde, à une œuvre. Et pourtant, retour incessant à Genet (ses romans, et puis, peu à peu ces dernières années, son théâtre de nouveau, que j’avais délaissé), retour qui est toujours de nouveau l’exposition au risque. Ne pas se payer de mots : aujourd’hui, Genet cité partout est devenu un classique, on lui arrache des phrases devenues des citations, on monte ses pièces dans les théâtres, on l’enseigne. Comment garder malgré tout — et même pour cette raison de la transmission — ce risque et cette inquiétude farouche ? Non pour le parfum du souffre, toujours à peu de frais rappelé et qui fait partie d’un discours officiel qui voudrait le cautionner aussi pour cela, mais dans l’impossible même de le lire. « Si mon théâtre pue, c’est que l’autre sent bon » [1] — parfum qui attaque.

Oui, que lire en lui, en nous, et dans ce monde qui est celui-là, qui a piétiné Genet et ne l’a pas convaincu, celui qui piétine à marche forcée tout ce qui nous rend ce monde encore désirable, et qui s’efface, que lire sinon cet effacement et ce crachat qui en lève la visibilité ?

On est après Genet — trente ans après, jour pour jour ou presque après la découverte de son corps dans cet hôtel du treizième arrondissement. Deux ans, j’aurais vécu tout près de cet hôtel sans grâce et sans lumière : on est trente après, mon âge presque, et on se demande si c’est après qu’on est, ou simplement dans cette fin interminée des choses qui a commencé avec le corps de Genet retrouvé seul, mort parce qu’il était seul dans cette chambre cette nuit-là où peut-être il a crié à l’aide : mais une mauvaise chute, seul, ne pardonne pas, et le cri était resté dans sa gorge peut-être, et dans sa solitude de l’hôtel triste du treizième arrondissement, la nuit du quinze avril — et on ne saura jamais, dans cette nuit, si c’était le quatorze ou le quinze : évidemment peu importe.

On est dans ce peu importe des choses quand elles sont mortes et que la vie seule demeure, encore, incertaine et fragile, mais essentielle, possible peut-être – qu’on est dans ce peut-être essentiel qui ne tiendrait qu’à nous, et qu’on cherche des forces dans des forces jetées sur la page non pour la réduire ou s’y réfugier, mais pour rendre cette vie inacceptable, inconvenante et impossible, essentielle malgré tout.

Et tout recommence alors, de Genet, et de ce qu’il laisse — de l’impossible vie contre laquelle il aura jeté toutes les forces, et d’abord contre nous.

Car il y a cela, avant tout : on est une part de ce monde abject, nous aussi ; oui, on est, lecteur de Genet : et qui d’autre lit Genet que ceux-là contre qui il écrit, cette langue et ces jeux de surface avec la profondeur, qui serait sensible à ces beautés terribles, qui peut jouir des codes et des structures, des terreurs quand elles sont belles ? Lecteurs de Genet, on est dans le piège d’un théâtre où on serait de fait toujours du côté de la carabine de Tchekov, celle qui est chargée quand elle est sur scène, et pas nécessairement du bon côté de la carabine. On est lecteur de Genet : ennemi au moins.

C’est l’inquiétude, la blessure aussi. On porte nécessairement ce contre quoi il écrit, et on est aussi, en nous, ce qui est inaccepté, et impossible. Lire Genet encore, et le lire au lieu où il écrit, ce serait se tenir de ce côté récusé du monde où évidemment on se tient, nous qui tenons ce livre qu’on rangera sur nos étagères parmi d’autres livres comme s’il s’agissait de livres, et de livres destinés à être achetés, lus, rangés. Mais lire Genet malgré tout, au nom peut-être de l’inconvenant, et pour cette raison qu’en le lisant on est rangé de ce côté abject du monde, de l’autre côté de la page, ce côté qui aura piétiné Genet (Van Gogh et Artaud, et Sarah Kane, et combien d’autres, non pas anonymes, mais sans nom connu, liste à poursuivre).

C’est toujours la terreur et l’expérience : lire Genet, au nom de cette situation où cela nous met, nécessairement. Mais dans ce jeu de rôle, on sait aussi qu’on est traversé de forces contraires : qu’on lit Genet aussi contre nous-mêmes, et avec cette part de nous qui nous fait le monde haïssable également, et impossible. Que Genet écrivait aussi contre lui. Cela ne sauve pas, ne console de rien — mais appelle.

Lire Genet, c’est bien avant ces textes, l’épreuve de ce théâtre qui dispose et oppose dans l’espace politique ces rapports de force : on lit la situation dans laquelle on est face à ce monde impossible autant que des textes qui en traverse l’impossible et l’insulte. On est d’emblée dans l’espace politique comme dans un champ de force terrible. On est ce qui est insulté et ce par quoi le monde est insulté. Alors on lit Genet, encore.

C’est l’une des forces du texte d’Olivier Neveux, cette arme de plus pour l’intelligence du présent. Situer l’expérience de lire Genet en regard de l’écriture : lier l’écriture et la lecture dans ces rapports complexes, mais fondateurs de confrontation, d’invention, de traversée. Souci féroce de remonter à cette racine, celle qui nous met face à l’œuvre et au monde, position que nous met l’œuvre face au monde, et dans le monde.

Et dans ce théâtre des forces, le théâtre de Genet est bien davantage qu’une scène où faire entendre des idées, plutôt l’espace concret de cette mise en regard symbolique et radicale.

Parmi la profusion d’ouvrages sur Genet, sa vie et son œuvre — bien (trop) souvent sa vie dans son œuvre —, rares sont les livres sur son théâtre où se saisit pleinement et singulièrement cet espace absolument singulier qu’aura été pour Genet ce théâtre, dans la vie et dans l’œuvre, dans la mesure surtout où ce théâtre déploie et s’interroge sur la vie et l’œuvre, absolument et singulièrement. C’est la force, précise et dense, du livre d’Olivier Neveux : penser le théâtre de Genet non comme illustration de thèmes, comme un aspect de « l’œuvre », mais comme principe. Celui qui met en demeure, désigne aussi bien une pensée que la façon dont elle s’est pensée : un agir, en tous points. Et puisque le théâtre fut la marge active de l’œuvre — action qui envisage et dévisage l’œuvre et la pensée qu’elle nous a laissée dans le contraire de l’héritage —, cette pensée est l’ombre de l’œuvre et celle de la vie : cette part d’ombre qui rend visibles, dans l’invisibilité où elle se tient, les forces redoutables qui conteste le monde.

« Que perdrait-on si l’on perdait le théâtre ? »
Question qui ouvre l’ouvrage, qui déchire aussi cette vie de part en part, et notre temps ; car la réponse est peu discutable : oui, il faut bien l’avouer, peu de choses en vérité.

Pour Genet, question qui est au cœur d’un mouvement étrange, aberrant et essentiel, déchirant, puisque dans l’incertitude de la perte, l’écriture apparaît pour ce qu’elle est : une futilité ; et cette futilité lance pourtant le désir malgré tout de l’écriture — et même au nom, en raison de cette futilité.

Futilité, et davantage.

Le mépris dans lequel Genet tenait le théâtre est considérable : il ne le cachait pas, le répétera souvent, et dès le début. L’hostilité qu’il nourrit rejoint celle d’Artaud, qui lui aussi éprouva un dégoût sans rémission pour les singeries de salon de notre théâtre ; dégoût d’autant plus grand qu’il lui sauta au visage tout ce qu’on a perdu, nous, au théâtre, du théâtre, quand Artaud vit les danseurs balinais à l’exposition coloniale en 1931. Genet n’a, lui, pas besoin d’en faire l’expérience : l’intuition que le théâtre d’ici n’est qu’un mime grotesque des puissances d’ailleurs et d’autrefois lui suffit. « Ce qu’on m’a rapporté des fastes japonais, chinois ou balinais, et l’idée magnifiée peut-être qui s’obstine dans mon cerveau me rend trop grossière la formule du théâtre occidental » [2]. Phrase qu’on pourrait lire dans Le Théâtre et son double. La cérémonie profonde, le sacré sans quoi le monde cesse, les profondeurs secrètes et magiques des scènes orientales, on ne les retrouve pas sur nos scènes, au contraire. La mascarade bourgeoise qui tient lieu de théâtre ici fait honte à l’idée de théâtre : froissements d’âmes d’une classe qui face à ses semblables se regardent rire ou pleurer, qu’importe.

Il faut partir de là, prendre appui sur ce dégoût, prendre acte de cette hostilité avant qu’elle ne devienne simple indifférence. C’est le premier mouvement : récuser absolument les formes données de l’art, celles dans lesquelles l’art se donne ici, comme art, objet culturel offert à la consommation immédiate.

Depuis cette hostilité, écrire est une morsure. Elle obéit aux lois de la férocité : de brusques lancées, des retraits, des respirations, des à-coups successifs pour laisser le temps peut-être de recomposer en soi suffisamment de colère. Les mouvements de l’écriture théâtrale de Genet sont des secousses : on sait le mystère de ces allers et retours, les périodes où en quelques années il commet plusieurs pièces (1942-1948 ; 1955-1962), et les longues années sans rien, la frénésie d’écrire qui n’est jamais un caprice, mais doit toujours répondre d’une nécessité profonde, d’une rencontre avec l’injonction des rencontres, des circonstances, du désir, du ressentiment aussi – puis des silences qu’il n’expliquera pas ; la vie au juste n’a pas besoin de se justifier.

Olivier Neveux prend la mesure de cette hostilité qui n’est pas pure récusation. C’est que le théâtre n’est pas dans le théâtre qu’on voit, sur nos scènes défaites, vaincues, tristes – qui sont celles de nos jours. Le théâtre est ailleurs, plus terrible, dans la théâtralité, ce « besoin de proposer non des signes, mais des images complètes, compactes, dissimulant une réalité qui est peut-être une absence d’être. Le vide. Afin de réaliser l’image définitive qu’il veut projeter dans un futur absent autant que son présent, chaque homme est capable d’actes définitifs qui le feront basculer dans le néant ». [3] Le théâtre est finalement cette arme capable de désarmer la désespérance de nos théâtres, ou plutôt d’armer plus justement la capacité de vies qui voudraient ne pas s’en tenir là.

Dès lors, on lit l’ouvrage de Neveux comme un texte qui excède les enjeux propres à Genet, propres au théâtre même : « à quoi bon des poètes en temps de crise/de manque/de peine » [4], demandait Hölderlin. Dans les temps qui sont les nôtres, Genet paraît ni comme modèle, encore moins comme exemple, mais comme lieu de cette question de l’hostilité : celle qui porte la perte que constituerait un temps sans théâtre, celle qui prend le risque de cette perte, à chaque texte, s’expose au risque de perdre avec le théâtre ce que le théâtre peut en retour armer : théâtre qui s’écrit pour que le théâtre, l’autre, aille à sa perte. Et dans la perte, envisager aussi ce que le théâtre peut, malgré tout.

Pages denses, ou pièce après pièce, O. Neveux envisage les poétiques singulières de Genet. Emporté par les années d’écritures qui accumulent projets et textes, suivant à la lettre — et dans les lettres —, le projet de Genet si terriblement rigoureux, et si docilement ouvert à ses propres hasards, les joies des rencontres, les mondes qu’il affronte, ou qui s’affrontent à lui (l’Algérie, la mort, la condamnation morale de la société asphyxiante des années 50 et 60). Suivant ces lignes, ces brisures successives – ruptures qui sont le principe d’organisation et d’accroissement de cette ligne d’écriture –, Neveux lit aussi dans et entre chaque texte, un mais redoutable, qui inquiète toujours plus avant l’écriture, empêche toute vérité de se constituer, arrête chaque vérité. C’est une menace qui sauve aussi le texte d’être une simple charge. Principe de destitution plutôt de constitution. Genet écrit le contre-théâtre du théâtre sans jamais que ce contre soit lui-même une proposition – il opère dans le négatif de la vie en refusant que ce négatif soit un pôle de refondation de cette vie. « C’est du négatif de cette rive que s’observe le monde pour Genet et que se pense et s’imagine toute chose. Il n’entend jamais jouer la réconciliation, il n’est porteur d’aucune positivité, fût-elle radicalement alternative à cette société. Il ne propose rien, ne défend rien. Il destitue, décourage, défait, déstabilise. Et il commence par l’art qu’il prive, en quelque sorte, de sa justification politique humaniste. Il ne fera pas le bien — ni dans ses fables ni dans ses effets. » [5]

L’esprit qui dit non : mais non pas pour le non. Et jamais enfin pour dresser l’image d’un refus qui se suffirait à soi-même, deviendrait posture, conscience morale encore. Et encore moins pour faire du non un autre oui : faire du mal un bien. Ce serait au non aussi qu’il faudra dire non. Inscrit après l’écriture des années 1950 dans des luttes qui n’ont rien, elles, de théâtrales — on sait son combat aux côtés des insurgés algériens, des Palestiniens, des militants noirs américains, des prisonniers —, Genet ne fait pas de ses pièces l’espace de la lutte parce qu’elle assignerait de nouveau le théâtre à un tribunal. Le théâtre de Genet est désolant, comme il le dira lui-même [6] parce qu’il ne se pose pas, ne propose pas — ne repose rien, déplace incessamment ses règles et ses positions (comme sur un théâtre d’opérations, où la position permet de jouir de points de vue).

L’œuvre de Genet ne console pas – n’offre finalement aucune mise à jour d’aucune sorte, plutôt un effort de ne pas rendre clair. Un désir d’ombre. C’est là son éclat, et sa situation.

C’est le dernier chapitre de l’essai d’Olivier Neveux : « au pays de l’ombre et du monstre » [7]. « La crise, écrivait Gramsci, c’est lorsque le vieux monde refuse de mourir et le nouveau peine à naître. Et dans le clair-obscur surgissent les monstres. » Nous y sommes : au temps des monstres.

Comment les affronter, ces monstres du pouvoir qui ont pris le visage de notre temps : clowns, masques de laideur posés sur les visages du pouvoir [8] : où le masque, perruque, gueule enfarinée — faussetés de toute sorte affichées comme signe d’authenticité — sont autant de stratégies de nos Princes : car comment arracher le masque d’un masque, ôter la perruque d’une perruque ? Postiche offert en vérité (alternative). Quel théâtre pour nous affranchir de ce théâtre qui s’exhibe désormais comme tel, avec ses faits alternatifs, ses fables qui sont des vérités de théâtre, post-truth, post-power ? Justement, ce serait aussi par le masque qu’on pourrait les affronter, monter à l’assaut de cette laideur avec la beauté ravageuse et indiscutable des corps fragiles et des silences, ou des langues inouïes, acteurs montés sur cothurnes, des macs qui parleraient dans la langue classique non pour la glorifier, mais pour l’attaquer, la blesser, l’altérer. Oui, pour traverser les formes de ce pouvoir que la langue porte, peut-être faut-il d’autres monstres : d’autres surgissements qui feraient de ce surgissement l’espace d’une déchirure au sein de la langue et de notre temps, monstres de beauté aussi — ou la laideur est une façon de resplendir : Léïla dans Les Paravents, les assassins qui font pâlir le jour dans presque chaque texte.

Œuvre inacceptable de Genet et pour cela essentielle. Inacceptable parce qu’elle se lève dans ces moments où tous réclament que l’artiste œuvre au vivre-ensemble, qu’il cautérise la plaie des liens sociaux abîmés. Là où le pouvoir s’est retiré, c’est ici qu’il réclame aux artistes d’intervenir pour soigner. C’est là que Genet fouille encore davantage les plaies. Mais Genet ne suit pas non plus la voie des œuvres qu’on célèbre justement pour leur odeur de soufre, leurs facultés à répondre joyeusement aux bas instincts qui permettent aux refoulés racistes ou haineux de s’exercer librement dans l’alibi de l’art. Ces œuvres qui se frottent les mains d’être abjectes au nom de l’art qui se permet tout.

De tout cela et des démagogies diverses qui peuvent en résulter, l’œuvre de Genet se tient à grandes distances, écrit Olivier Neveux. Elle ne construit pas la société, elle souhaite sa perte ; elle n’émancipe pas les opprimés, elle s’adresse aux oppresseurs pour leur laisser un goût de cadavre en bouche […] ; elle ne fait pas parler les pauvres, les noirs et les “domestiques” autrement qu’à son goût [9] ; elle ne libère pas les spectateurs de leur position de spectateur ; elle n’est ni immersion ni participative ; elle ne documente rien ; ne rivalise pas avec les discours dominants ; elle dédaigne les vivants pour les morts ; elle est ambigüe, louche ; elle est méchante, injuste.  [10]

Une œuvre qui ne peut en rien faire écho avec la manière dont tous voudraient que le théâtre soit. Mais aujourd’hui, quand elle est jouée, nos metteurs en scène rendent cette injustice jolie, ce théâtre théâtral : ils rabattent ces insultes en gestes, cette pratique en forme. On comprend pourquoi ils voudraient la désarmer, précisément parce que cette grenade ne peut qu’exploser dans les mains de ceux qui les manipulent.

Détruire la société : l’œuvre de Genet ne peut se penser et se voir qu’avec « ce goût de cadavre dans la bouche » qui remet la vie en bonne place, et surtout pas dans un théâtre. Politique du refus, de la récusation, qui permet au moins que s’expose ce qui est refusé, en bloc, et avant tout ceci : ce monde et sa logique, l’organisation savante de ses rouages qui sait fabriquer seulement notre destruction.

« Il n’y a pas d’autres mondes, il y a d’autres manières de vivre », écrivait Mesrine. Pas d’autres mondes pour Genet non plus : et rien à proposer. Quant aux manières de vivre, on comprend qu’elle ne peut concerner que soi-même, d’abord — le commun serait à la conclusion, ou à la continuation, de ces vies autrement menées, selon d’autres forces que celles qu’impose notre présent.

Si on peine à comprendre — à saisir — Genet, c’est parce qu’on lui réclame cela : des propositions (un programme, avec sa liste de mesures, le dessin d’un avenir plus ou moins désirable), quand lui ne pouvait s’en tenir qu’à la solitude d’être lui-même face au monde.

La question : que faire de cette solitude, de nos solitudes ? Les luttes viennent sans doute de ces récusations ; en tous cas elles ne relèvent pas de formes que le théâtre ou la poésie lèveraient dans le noir des salles ou le silence de la lecture. Le monde est plutôt dehors.

Théâtre et poésie qui ne cesseront pas de le dire : que le théâtre et la poésie sont absolument séparés du monde et de la vie, et du bien commun ; qu’elle est le dedans et la solitude, et la séparation en acte. « J’ai toujours détesté le théâtre parce que c’est le contraire de la vie, disait Koltès, mais je l’aime quand même, car c’est le seul endroit où on peut dire que c’est le contraire de la vie ». Théâtre qui dit la séparation au nom de ce qui l’en sépare aussi : du monde qui est dehors dans le jour ou la nuit précisément parce qu’on est dedans, le soir, au théâtre.

Et c’est pour cela que, aux yeux de Genet, le théâtre doit être le plus séparé que possible du monde : qu’il soit le lieu de la théâtralité excessive, des gestes impossibles, des cris et des beautés insensées, des douleurs aussi, et de la mort aussi, qui est l’impossible incarné de nos vies. Théâtre qui lève le corps des morts (Les Paravents). Théâtre qui se dresse dans les cimetières : rêve de Genet qui fait rêver. « Aux urbanistes futurs, nous demandons de ménager un cimetière dans la ville,…, où au milieu des tombes, on érigera un théâtre. » [11]

Alors théâtre qui redevient cette force : celle qui sait qu’il n’a rien à proposer, rien à savoir, rien à accomplir. Puisque l’accomplissement, la lutte et les savoirs relèvent de ce qui commence quand le théâtre s’achève.

Que seront les cimetières ? Un four capable de désagréger les morts. Si je parle d’un théâtre parmi les tombes, c’est parce que le mot de mort et tout aujourd’hui ténébreux, et dans un monde qui semble aller si gaillardement vers la luminosité analyste, plus rien ne protégeant nos paupières translucides, comme Mallarmé, je crois qu’il faut ajouter un peu de ténèbres. Les sciences déchiffrent tout ou le veulent, mais nous n’en pouvons plus ! Il faut nous réfugier, et pas ailleurs qu’en nos entrailles ingénieusement allumées… Non, je me trompe : panneau réfugiés, mais découvrir une ombre fraîche et torride qui sera notre œuvre [12]

Si Olivier Neveux achève le mouvement de son essai par l’ombre – la qualité d’ombre que porte le théâtre –, c’est bien pour la « fraicheur » et le « torride »— pour la ténèbre qui seule peut se lever comme le contre-jour partout imposé comme l’air qu’on respire, sans alternative. Les phrases de Genet sur l’ombre éclairent l’œuvre d’une lueur qui la creuse et la constitue : théâtre d’ombre, plutôt que reflet du monde. Théâtre qui est l’ombre de ce monde qui se prétend le jour.

Ligne d’ombre – ligne qui sépare, jette dans le visible et l’invisible les formes de part et d’autre d’un tracé net. On ne saute pas au-dessus de son ombre. Mais l’ombre permet aussi de jouer avec la peur, les formes qu’on agrandit, qu’on transforme, qu’on efface. Pages denses et belles où Olivier Neveux esquisse une sorte d’éthique de l’ombre — liée amoureusement et sauvagement à cette dialectique du jour et de l’ordre normé du monde. Il y rappelle une phrase de Proust, qui devient une leçon de politique, de contre-politique (de ruse, donc) : « L’ombre peut doubler un instant son original. Affaire de ruse : il faut, pour cela, avoir le soleil derrière soi, non pas “faire” l’histoire, mais entrer, au contraire, à reculons dans l’histoire ».

Oui, leçon politique : celle de la vengeance que l’art pourrait prendre sur l’Histoire quand elle refuse d’acquiescer au vent de l’histoire, d’entrer en marche droite dans la logique triomphante de sa propre avancée – mais qu’elle cherche les contre-pieds, les marches à reculons qui font éloigner le soleil, renverser les espaces et les temps, s’éloigner, s’approcher d’autres vérités moins éblouissantes, mais plus désirables dans l’obscurité des corps qui se frôlent.

« “‘Le pouvoir est au bout du fusil”’, peut-être, mais il est quelquefois au bout de l’ombre ou de l’image du fusil » [13]. Il faudrait recopier toutes les phrases de l’ombre que retrouve Olivier Neveux.

Ces pages sur l’ombre, si elles sont précieuses, ce n’est pas pour la métaphore qu’elles révèlent, mais pour ce que cette métaphore délivre, et comment elle s’échappe de la seule métaphore, pour devenir tout aussi bien image que vérité de notre appartenance à ce monde. À l’ombre, on sait que Genet y résida : qu’il fut même né, là, symboliquement, en prison : l’ombre comme blessure secrète. L’ombre comme secret, espace du complot, temps des serments : oui.

Théâtre de Genet – cette part d’ombre du monde, celle qui rend possible ensuite qu’on franchisse les lignes au nom de l’ombre [14] ; sauvagerie tranquille de l’ombre qui vient mordre sur le jour, lentement, le soir, quand les ombres s’allongent, que tout va se renverser ; ou que la nuit s’achève et que le jour à son tour vient travailler l’ombre — renversement incessant qui nomme la fabrique du temps : celle d’un présent perpétuellement voué à disparaître pour se réinventer.


[1L’Étrange mot d’…, Œuvres Complètes, Pléiade, p. 883

[2Lettre à Jean-Jacques Pauvert, Œuvres Complètes, p. 815-816

[3Jean Genet, Un Captif amoureux, Œuvres Complètes, p. 430.

[4Wozu dichter in dürftiger Zeit ? – voir sur le Tiers-Livre de François Bon

[5Olivier Neveux, Le théâtre de Jean Genet p. 53

[6Lettre à Frechtman, Théâtre Complet, p. 940

[7Jean Genet, Les Paravents, p. 169

[8Voir ce qu’en dit Patrick Boucheron, sa première leçon de son cours au collège de France cette année, sur les fictions politiques.

[9Se souvenir que Les Bonnes s’ouvrent sur la parole d’une “bonne” qui imite le parler de sa maîtresse.

[10Olivier Neveux, Le théâtre de Jean Genet, p. 98

[11L’Étrange mot d’…, p. 860.

[12L’Étrange mot d’…, Œuvres Complètes, p. 886

[13Jean Genet, Le Captif Amoureux, Œuvres Complètes, p. 140

[14« I would like to see the shade and tree / where I can rest my head », Burning Spears, épigraphe de Quai Ouest, de Koltès