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Personnages #1 | Onze fois trente-trois

mercredi 28 juin 2017


— présentation des enjeux de l’atelier numérique collectif sur le site de Tiers Livre
— présentation de la proposition #1
— ensemble des textes proposés



D’une saison l’autre : après les lieux cet hiver, les personnages cet été. Suivre les ateliers d’écriture de François Bon n’est pas seulement se rendre à un rendez-vous avec soi-même, c’est aussi aller dans la confiance. Sûr que seul je ne serai pas allé dans ces territoires. Et moins encore celui-là. Du personnage, je me méfie à cause du roman qui s’y accroche, et du théâtre qui le méprise – je me tiens entre les deux, méfiant, oui, n’osant jamais le nommer (est-ce pareille méfiance, ou terreur, qui m’empêchent de prendre en photo les visages, les figures humaines dans la ville ?). Longtemps que dans l’histoire de l’écriture, on fait sans ces vieilles lunes, charriant ce trop plein de psychologie qui leste toujours, rend trop arbitraire à mes yeux le récit. Mais je sais bien que suivant François dans ces pistes, c’est ailleurs qu’il nous mène : ou plutôt, intuition que le personnage n’est qu’un appui, un levier, une force de laquelle tirer autre chose : quoi ? Je ne sais pas. Là encore, aller en confiance, dans l’ignorance, et l’énigme par quoi seule le monde fait question et mérite qu’on s’y arrête, ou plutôt qu’on s’y avance.

Première lancée : des ébauches successives, rapides et à l’esquisse ; c’est déjà un contre-pied contre l’image qu’on se fait du personnage, censé être livré pied en cape par bloc massif et totalisant. Et double contre-pied : François propose qu’on donne en trois lignes un personnage, non pas « décrit en général, mais dans un moment précis d’une histoire. Il est donné non pas depuis lui-même, mais depuis son contexte et ce qui le meut. ». Le personnage pris dans un récit : c’est là que la composition rejoint le souci politique. Là que le personnage est vraiment levier. Ici qu’on peut le suivre, et jeter, non pas un, ni deux, ni trois, mais, propose-t-il, onze personnages (et l’ombre de Michon déjà qui avance…)

Pour moi, évidence d’écrire onze fois les expériences de mes voyages de ces trois dernières années, dont je réalise que je n’en ai rien fait. J’attendais peut-être l’occasion ? La voilà. Je puise donc dans mon propre réel et ses mystères, mais je l’affirme : ces onze personnages (des hommes seulement), je les ai chacun rencontrés, et je sais les visages. Sauf un : le dernier – dont j’emporte le secret avec moi.

Dans l’ordre d’apparition (tels qu’écrits) (et dans le désordre des mes derniers voyages), chacun de ces personnages est un fragment de pays que j’aurai traversés jusqu’ici, ce soir où je les dépose : Maroc, Vietnam, Canada, Cambodge, Espagne, Italie, Écosse, Hong-Kong, Hollande, Angleterre, Québec.

Image : Rembrandt, Études

Personnages #1 | Onze fois trente trois

Mustapha, c’est son nom, attend l’aube qu’on vienne l’emporter : les touristes qu’il a conduits ici dorment encore à la belle étoile de Mezourga, le désert est calme, demain, lui sera de l’autre côté de la frontière au sud pour combattre dans Tombouctou ou Gao ou Kidal avec ses frères d’armes Inch’Allah.

Minh regarde vers le nord la pluie qui vient, les buffles autour de lui l’espèrent, ils ne savent pas que le barrage en amont va céder, demain, ou ce soir, à midi peut-être, alors il entre dans l’école, saisit brutalement un enfant au hasard et part en courant.

Keal conduit dans Toronto depuis cinquante ans jour pour jour ce matin : et depuis cinquante ans sans un accrochage, il l’a écrit sur le taxi, c’est sa fierté, sa grâce, sa chance : ce matin est son dernier avant de déposer les clés et de se retirer avec ses chiens dans sa réserve ; il conduit vers l’est et sait depuis le réveil que la chance l’a quitté.

Tchao marche au hasard dans les forêts à l’ouest d’Anghkor sous la chaleur du matin, bruit d’animal qui détale, il pose la main sur l’arbre, ce n’est pas un arbre, mais la paroi froide de la pierre, il tire une liane, un souffle d’air lui saute au visage depuis les entrailles du temple qu’il vient d’arracher à l’oubli.

Rafael a dix ans et depuis toujours il vit là, à l’ombre des arènes, rejouant les passes de faena imaginaires, sans muleta, enchaînant les Chicuelina, les Mariposa, les Tafarella, sous les acclamations silencieuses des arbres de Séville – mais ce soir, il sera face au toro, devant les foules, il se l’est promis.

Tino fait les poches des passants depuis qu’il sait marcher, dans la sestiere de Cannaregio qui est son royaume au nord de Venise, tout le monde le sait, et aucun gamin ne vient s’aventurer sur ses terres ; il est tard, il est assis devant le porche de Santa Maria dei Miracoli, et soudain il entend la voix d’un vieillard derrière lui, dans l’église qu’il sait pourtant vide, lui dire « viens ».

Aonghas voit s’éloigner le dernier bateau vers Kyle of Locahalsh, il se retourne vers les terres, à l’ouest, sur lesquelles le soir tombe comme une dernière douleur : au nord d’une ligne qui traverse son corps, il est désormais le dernier homme vivant des Hébrides Intérieures.

Hou-Chi court dans les dédales de Kowloon, à travers les ruines de l’ancienne citadelle où ne passe jamais le jour sous l’ombre des buildings, il court et voudrait ne pas se retourner, sent derrière lui un des Straw Sandal lancé comme un chien par le Maître des encens de la Sun Yee On, et lui, simple 49er , il va payer, c’est sûr, mais en attendant, il court et pleure et s’enfonce plus à l’est encore dans la ville de plus en plus épaisse.

Arnjes parle depuis deux heures sur le Place du Dam surchauffée par le soleil de midi, il hurle comme chaque jour la fin du monde devant les touristes qui sourient, il hurle la chute des empires dans un temps sans empire, il hurle et crache l’apocalypse à des hommes sans foi, il hurle tant et si bien dans ses haillons de centenaire que soudain tout arrive à la fois, et lui continue de hurler.

Thomas sur la scène du Barbican dit ce soir comme chaque soir depuis trois jours les mots écrits par un autre, lance les gestes qu’on lui a proposés, trace sur le plateau les trajectoires et habite les colères et les joies de seconde main, c’est son métier, même si ce soir-là, plus fragile ou tendu peut-être, à la première réplique du deuxième tableau, il décidera de se taire pour de bon.

Estienne mesure le froid à la vitesse du vent, la nuit est tombée toute entière sur lui, le feu à ses pieds vient soudain de mourir et il n’a maintenant plus la force de souffler sur les braises gelées, il pense à Rouen depuis l’endroit le plus éloigné de Rouen où il est, ici, et qui ne porte pas de nom, que les Hurons de l’autre côté du Lac Simcoe ont désigné seulement en soufflant et qui sera baptisée de son sang, s’il ne trouve pas ce soir dans la langue des loups les cris qu’il faudra pour les faire fuir.