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d’autres mots pour les dire

mercredi 13 septembre 2017



Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c’est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c’est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques, et ne doit donc convenir qu’à des cas différents.

Nietzsche, Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral (1873)


Neil Young, Words (Between The Lines Of Age)
(Harvest, 1972)


Du mot rentrée : le direction qu’il implique, le sens du retour, de la défaite aussi – lutter contre ce mot et ce qu’il porte : rentrée comme le contraire du dehors, comme une manière d’en finir avec l’ouvert et les perspectives dégagées : du mot rentrée comme s’il disait à la niche et qu’on n’en parle plus – du mot rentrée qui est censé dire le début de l’année alors qu’on est au milieu ; mot rentrée et combien qui ne rentrent pas, qui ne rentrent plus, dans aucune case dans aucun lieu, et ne cessent d’aller, d’aller encore, d’errer d’une terre à l’autre, d’un jour à l’autre - et combien plus joyeux qui confondent les entrées et les sorties, les départs et les arrivées, les ports, les phares, les larges.

Du mot feuille : ce qu’en dit Nietzsche :

Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait "la feuille", une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient plissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle.

Du mot noir : la couleur et sa rage, son amour patiemment fabriqué pour nous.

Du mot mot : et les dictionnaires qu’il faudrait inventer contre eux : non, pas de dictionnaires, que des désirs et des lèvres posées sur des lèvres pour en finir avec les mots qu’eux ils disent et qui dans leurs bouches contredisent nos vies : des mots qui feraient nos vies à force de les faire.

Le mot nous : un nous qui ne recouvrerait pas soi-même, qui ne serait identique à rien de soi-même, mais auprès duquel on irait au plus proche justement pour s’arracher à soi, et devenir enfin ce qu’on choisirait pour ce monde, et des autres enfin devenir la part la plus belle, et la plus terrible.

Le mot héros : pas ceux qu’on croit – non, mais ceux qui se lèvent tôt quand même, ceux dont on ne parlera jamais, ceux qui boivent non pour oublier, mais parce que se souvenir rend triste et lâche, alors le mot héros – et si l’image semble penchée, c’est parce que la rue l’est, et aide quand il faut sortir et puisqu’à cause des verres marcher semble tomber à chaque pas.

Le mot home : écrit à la hâte parce que la nuit parce que les flics peut-être ou les voisins (deux mots pour une même chose) : alors on ne finit pas le mot, on écrit à la place presque le nom d’une ville massacrée et c’est toute la phrase qui pivote sur la tragédie, l’histoire impossible, ce temps-là qui aura été le nôtre : et le mot home disparaît, no direction (home).

Du mot réforme : autrefois il disait ce qu’il fallait arracher et la conquête de ce qu’on nommait autrefois droits ; aujourd’hui il nomme la volonté de piétiner ces trente dernières années – quand on a trente ans, c’est toute une vie qui est piétinée : du mot réforme qu’il faut piétiner, reste le mot seulement : et lui opposer la conquête d’autres droits par le piétinement de rues s’il le faut, et il le faut.

Du mot fièvre : sa cicatrice portée au milieu du visage pour dire, dans la fièvre sociale que disent les journaux, la colère qui dit ces jours.

Du mot colère : sa colère.


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