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talisman en regardant l’art martial des vieillards

mercredi 20 septembre 2017


Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive : il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il accroît la bonté de ceux qui ont un coeur excellent.

Balzac

Air, Talisman (Moon Safari, 1998)


Un jour avant la rentrée : ce bracelet à deux centimes en tissu rouge élimé qui tenait miraculeusement depuis deux ans et que je ne voulais pas arracher, par superstition et aussi à cause du miracle, lâche, tombe. Parfois, le matin, par défi, je tirais un peu sur lui en faisant semblant de ne pas faire exprès, pour me préserver du miracle s’il devait céder. Ce matin, il cède sans effort et sans moi. Le miracle est perdu : ou peut-être s’est-il accompli. Était-ce un talisman, ou ce qui m’en séparait ? Sur la peau, deux ans de la vie sans voir le soleil : est-ce ainsi aussi qu’on mesure l’âge des arbres ? Je suis nu, à nu. L’année peut commencer.

Mais avant, bref, aller-retour à Paris ; et c’est d’abord la couleur des arbres prêts à s’effondrer. Ici, au sud de cette vie, les arbres ont encore pour eux de quoi tenir plusieurs semaines le siège de l’automne, les couleurs sont ici, au sud, encore des armures : au sud, oui, le temps passe plus lentement. Au Jardin du Luxembourg, c’est déjà après, ou maintenant : déjà les couleurs passées, rouges, jaunes, presque marrons, avant le noir des boues. On va vers la neige. Rien n’a encore eu lieu de l’été, pourtant, je crois.

Ce n’est pas nouveau : déjà, je me souviens, il y cinq ans, trois ans, le dimanche matin surtout, les parcs sont envahis de ces hommes et femmes qui par rangés s’alignent et lentement font des gestes. Un type est sur le devant, qu’ils suivent. Une sorte d’art martial d’Asie, une gymnastique pour ceux qui aiment prendre le temps de la fulgurence, jusqu’à l’arrêt.

Là, c’est chaque dix mètres : ça me rappelle les bords du lac Hoàn Kiêm d’Hanoï : lac de l’épée. Des vieillards font là-bas le soir d’étranges mouvements, si simples, mais que l’âge rend laborieux et majestueux. Lever le bras, le descendre, jambes légèrement pliées. Cela pendant deux heures. Au Jardin du Luxembourg, il y a des dizaines de groupes : la mode est capricieuse qui rend la volonté de se singulariser si commune.

Il y a même des groupes qui agitent lentement d’immenses épées en plastiques.

Je reste longuement à rêver devant ces corps, souvent trop grands pour eux, trop lourd, trop vieux, lever et baisser les bras, toujours plus lourdement que le type à l’avant du groupe qui initie le mouvement, sans doute le maître, le coach. Je me demande à quoi répond dans notre époque une telle demande de lenteur et de discipline : si la lenteur peut être une discipline. Je me demande si l’art martial peut être une hygiène de vie pour personnes âgées. Si c’est parce que je suis dépourvu de talisman que je suis de l’autre côté du temps. Si un jour, je deviendrai si vieux que le dimanche matin, dans un jogging large, je me précipiterai lentement dans l’exécution d’amples Katas pour le vent. Si la vieillesse est cette image-là : dans l’année qui commence, des feuilles rouges tombent sans bruit sur le mouvement infiniment lent des gestes perdus de quelques vieillards.

Moi, je sais au moins que l’art martial n’est pas seulement l’esquive de soi-même, et que je n’ai pas encore rendu les armes au point de lever des épées en plastiques sur des feuilles mortes – et je rentre, sans passer par feue la librairie Corti, mais en piétinant la neige à venir.