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silhouettes creusées à la surface de soi

lundi 6 novembre 2017

Pour moi cette silhouette blanche environnée de la paix de la côte et de la mer semblait dressée au cœur d’une vaste énigme. Le crépuscule déclinait rapidement dans le ciel au-dessus de sa tête, la bande de sable à ses pieds avait déjà sombré dans la nuit, et lui-même ne paraissait pas plus grand qu’un enfant — puis il ne fut plus qu’un point, un minuscule point blanc, qui semblait concentrer toute la lumière qui restait dans un monde enténébré... Et puis, soudain, je ne le vis plus...

Joseph Conrad, Lord Jim

Jessie Reyez, « Figures » (Kiddo, 2017)


Ce mur, je passe devant chaque soir de chaque jour, mais je n’avais jamais vu la silhouette qu’on devine en lui, et qui s’avance vers moi. Avec le soir, l’ombre des corps s’allonge plus rapidement, plus nettement ces jours. La nuit est comme la marée à l’ouest : au galop, jetée sur nos pas, prête à mordre si on se retournait, prête à nous emporter. Des silhouettes sur le mur, je voudrais savoir la peau, et m’y cacher. Il y a toujours, sur les murs de chaque ville, notre silhouette frère qui, sur la paroi d’un des angles que fait la ville quand elle se retire, la nuit, nous appelle, vient pour nous prendre. Ma silhouette est celle-ci : je le sais, je le sais de tout mon corps. La preuve, je la vois ce soir comme dans mon miroir.

Aucun hasard, jamais, nulle part. La semaine passée, je la traverse entre les relectures des épreuves ultimes la nuit, et le travail à l’université le jour. La nuit toujours l’emporte sur le jour : sa fatigue. Ce matin, au lever, tout était fini : et la fatigue seule restait. J’ai adressé les épreuves, et cette fois, oui, c’est fini. Sept ans s’achèvent peut-être — mais j’ai cru si souvent que tout se finissait, même quand tout ne faisait que commencer. Je sais bien que tout ne fait toujours que commencer, mais ce matin, en regardant la mer dans le vent terrible, j’ai pensé que tout avait fini, de cette vie que j’aurai lue et écrite, et suivie, chaque ligne. Je sais bien qu’il aurait fallu écrire toute autre chose, que l’essentiel est ailleurs, dans les villes perdues et les lacs engloutis, ou dans les textes, dans les mots que le théâtre osera porter encore, et dans les récits inachevés. Je sais tout cela. Mais ce matin, j’ai regardé la mer avec cette pensée, que j’adresse ce soir à la silhouette creusée dans le mur tout près d’ici.

Toute la journée ensuite, je l’ai passé avec les aigles — les Balbuzards d’Estonie. Traverser les notes amassées jusque là, seulement tâcher d’aller au plus près de ma silhouette, celle du du désir et de la perte, de l’enfoncée dans les forces éteintes, réanimées.

Et tout le soir, relire.

Et toute cette nuit à venir, je ne sais pas. Rêver peut-être.

Puisque tout est clôt en arrière, que les épreuves sont derrière moi, aller au-devant d’autres silhouettes évidemment, avec le désir cette fois d’avancer au plus vite vers leur ombre. Les vies imaginaires de Rimbaud sont à l’aube, à renouer avec leurs forces et leurs terreurs, les rages terribles qui les peuplent, qui sont sur les silhouettes, et qui fondent sur moi comme un aigle. Je veux bien être la proie encore. Je serai la proie, encore.

Dans l’or du soir tombé, c’était la pensée : être la proie des silhouettes de nouveau, s’anéantir en elles, encore.