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mémoire des jours à venir

lundi 16 avril 2018


Léman !… Lohengrin !… Lombano !… Holzer !… un instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizon charmé ; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous n’en sortirez plus. Il me suffit que j’aie gardé votre souvenir ; vous devez céder la place à d’autres substances, peut-être moins belles, qu’enfantera le débordement orageux d’un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine.

Lautréamont, Les Chants Maldoror, Chant III

Pat Martino, Both Sides Now


On raconte que le guitariste Pat Martino, après un accident qui le laissa sans mémoire, apprit de nouveau à jouer en écoutant ses propres enregistrements. Cette histoire me terrasse. C’est le contraire d’une leçon. Pour nous autres qui avançons sur l’écran des mots comme des mains dans le noir, est-ce qu’on peut perdre la mémoire à ce point, et la retrouver ainsi ? Pour nous autres qui regardons le monde comme s’il était sur le point de lancer l’assaut, est-ce qu’on ne ferait pas mieux de courir vers lui pour qu’il perde sa mémoire ?

La fiction, ce n’est pas moins de réalité, c’est davantage de rationalité. Lire Rancière ces jours donne le vertige. Ce monde qui se raconte comme un grand récit des jours morts s’affole de lui-même, va tomber, c’est sûr, à force de rationalité. Je lis que plusieurs drones et des hélicoptères de combat avec l’appui de blindés ont mis à bas une une charpente de bois taillée avec métier dans un bocage nantais. C’est l’image qui restera de tous ces jours quand il faudra les renverser : toute la technologie amassée pour écraser ce qui fabriquait le contre-monde respirable et possible.

D’autres images encore, d’autres phrases lues : le tyran, c’est celui qui survit au pouvoir. Beaucoup de lecture sur le pouvoir, beaucoup de pensées vers ce qui lie les hommes à d’autres jusqu’à l’insoutenable – beaucoup de rêves sur les ruses pour lui échapper. Exercer le pouvoir contre lui. Il paraît que le Pouvoir gouverne en notre nom. Beaucoup de pensées sur ce nom, et combien il faudra le venger, en son nom.

L’année universitaire s’achève avec les examens [sic] dans un soulèvement fébrile et dense. La beauté de ces jours tristes et joyeux, c’est aussi de voir combien on leur résiste. Des étudiants occupent des amphithéâtres de cours (ceux où il est impossible de faire cours parce que la salle est trop grande, et les corps trop loin, et la parole immédiatement perdue, jamais adressée). Des banderoles sont levées sur des draps tendus devant les portes, des phrases s’écrivent, terriblement belles et vivantes. J’ai noté celle-ci : JE NE VEUX PAS GAGNER MA VIE, JE L’AI.

Je pense à Pat Martino, je pense à ses souvenirs : à la main qu’il posa ce jour sans mémoire sur l’instrument comme pour la première fois pour tout recommencer, apprendre chaque note de nouveau et la joie des commencements, et la douleur des commencements.

Je pense à ce qu’il nous faudra de douleurs pour recommencer ce monde, sur les cendres de tous ses souvenirs, à ce qu’il faudra de joie en leur nom.