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passer les frontières

lundi 18 mars 2019


Plates-bandes d’amarantes jusqu’à / L’agréable palais de Jupiter. / – Je sais que c’est Toi qui, dans ces lieux, / Mêles ton bleu presque de Sahara !

Rimb, Bruxelles



La jeune fille répétait en elle-même je ne sais pas si je peux, je l’entendais, de là où j’étais, de l’autre côté de la verrière transparente, le bus n’attendrait pas longtemps, il repartirait, elle dirait je ne sais pas vraiment pas si je peux si je peux, et moi j’aurais pu lui dire je peux vous aider peut-être en posant faussement la question alors qu’il aurait fallu dire je ne peux pas vous aider mais au moins je peux vous entendre, et vous écouter, et devant un thé brûlant on dirait ce qu’on ne peut pas, si on savait, et on ne sait pas, la scène a duré quelques secondes, elle est partie et m’a déposé au passage le regard le plus terrible du monde.

J’aurais pu lui dire personne ne sait s’il peut et ceux qui le savent mentent ou sont des salauds et c’est à ça qu’on les reconnaît, les salauds, parce qu’ils savent s’y prendre, ils savent où et comment et aller, et nous on peut seulement répéter comme en nous-mêmes je ne sais pas si on peut et en partant déposer un regard sur ceux qui ne savent pas non plus.

J’aurais dû dire à la jeune fille quelque chose qui aurait justifié toute cette journée passée à réfléchir aux mots que je n’ai pas dits.

J’y pense encore.

J’y pense comme je pense aux frontières en hautes mers.

Enfant, on dessine des frontières à la craie dans les cours d’école hurlante, et on met une jambe d’un côté et une jambe de l’autre, et on rit, c’est peut-être le premier rire politique. Il y a ce moment, en voiture, où on passe : on est entre la France et l’Espagne, et avec la haine des frontières on lance la voiture : on est entre la France et la Belgique, et il y a forcément ce moment où une moitié de la voiture et ici, et l’autre là - on sait l’arbitraire stérile et criminel des frontières, et on rit contre cela aussi. J’y pense ce soir, quand je pense à ce bateau au milieu de la mer : qui franchissait des frontières invisibles et absentes ; comme on franchit intérieurement des frontières invisibles et absentes. J’y pense lentement.

Il y a le rire de Rimbaud quand il est passé en Belgique. Il y a le rire de Verlaine qui l’accompagnait, mais ce n’est pas le même rire, pas les mêmes larmes.

Il y a ce qu’on emporte avec soi du rire de Rimbaud.

Il y a aussi les frontières qui séparent le silence et le contraire qui n’a pas de nom.


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