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Notre-Dame | cette ruine austère

mardi 16 avril 2019

Photo : Michel Slomka / Benjamin Girette

Dans les villes, face aux bâtiments trop arrogants construits pour toujours, la pensée que la jungle recouvrira tout cela console. À Angkor ou Tikal, la leçon est belle, sans détour. Là-bas, les murs tiennent encore droits à cause des troncs qui s’enroulent autour. Notre-Dame n’aura même pas besoin d’attendre la jungle, et c’est heureux pour elle.

Mille ans détruits en une nuit, disent-ils : évidemment, c’est faux. Ce qui a été détruit, c’est une charpente de bois, des pierres, des tableaux peut-être, un chef d’œuvre de l’art gothique, sans doute — et devant la sidération des foules rassemblées au pied qui s’acharnent à voir des symboles partout, ça pèse peut-être peu. Pourtant, oui, ce ne sont que des pierres. Ce qu’il y a dans les pierres, on ne le sait pas : c’est ça qu’on regarde. On regarde aussi ce que mille ans n’ont cessé de voir, passant devant et vivant et mourant. Qu’une seule nuit soit capable de défaire ce que mille ans avait vu signe une émotion, laquelle ?

Photo AFP

Au moins est-elle pure : la destruction sans cadavre a cela pour elle qu’elle peut s’adonner, simplement, à la pure contemplation.

Et puis tout le monde donnera son avis — ça a commencé (et déjà, j’ai honte de m’ajouter à la liste) : il faudrait refuser d’avoir un avis. Le risque, c’est d’être pris par l’émotion collective, d’être ce Nous qui déjà est partout — Notre-Dame, Notre Histoire —, ou dans les discours enflammés (« Les Français méritent qu’on reconstruise ») toutes ces foutaises. Rien ne mérite d’être reconstruit, et surtout pas à l’identique : reconstruire ne ressuscitera pas les pierres, et tant mieux.

Déjà les discours, les larmes. Il faudrait s’émouvoir qu’un symbole disparaisse sous nos yeux — mais un symbole de quoi ? Des morts, oui, il y en a eu : ceux qui ont construit ces deux tours pour toucher le ciel et regarder Dieu en face. Personne ne saura jamais leurs noms. Alors, évidemment, vu d’ici, on pensera à la rue d’Aubagne, comme le revers profane d’un effondrement qui n’a rien d’un symbole. Oui, décidément, il faudrait penser contre les symboles.

Seulement, on est surpris d’éprouver de la fascination devant la beauté du feu : on se sentirait presque coupable — mais non, le feu qui détruit, comme à la Saint-Jean, n’aura ravagé que des ruines.

La force du feu, c’est de rassembler autour : on chanterait Le petit âne gris, plutôt que le Te deum, et plutôt que Notre-Dame-Des-Éclaireurs, une berceuse rageuse.

Photo AFP

J’ai repensé au vieux poème de Nerval, qui imaginait déjà Notre-Dame en ruines : et pensait à la mélancolie de ceux qui la verraient ainsi :

Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !

Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
— Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort !

Photo Yann Castanier. Hans Lucas pour Libération

Et l’ami Dimitri Wazemski renoue avec son vieux Hugo — comme beaucoup, mais je sais que pour lui, c’est un autre signe avec le dialogue qui les unit :

Alors, on aura été les derniers à voir la vieille église debout. Finalement, on aura vécu peu de moments historiques, et toutes auront concerné les chutes : les murs tombent, les statues des dictateurs tombent, les Tours de la capitale du Monde Libre tombent, les cathédrales tombent.

On vit décidément dans les chutes de l’Histoire. Entre ses ruines, on passerait.

Photo Yann Castanier. Hans Lucas pour Libération

Nos vies n’ont pas besoin d’émotions sur des pierres mortes — et ce n’est pas pour la tentation du blasphème qu’il faut écrire cela. Ce qui est mort ne saurait mourir. La phrase résonne plus fort que des cloches millénaires.

La plupart de ceux qui entraient dans Notre-Dame ne le faisaient que pour les photos. Ils continueront de tendre l’appareil pour les pierres fumantes.

Photo AFP

Notre-Dame, pour nous, c’était seulement un point de rendez-vous — pour laisser la rive Gauche, et remonter vers le nord. C’était un bâtiment, une relique : comme la couronne d’épines, on savait bien qu’elle n’était pas authentique, que le Pouvoir avait malignement trafiqué pour assujettir les masses. Notre-Dame appartenait vaguement au passé. C’était le titre d’un livre. Violet-Le-Duc l’avait déjà suffisamment défiguré pour qu’il ne reste rien de l’église médiévale, et avec le mauvais gout romantique, tout avait été emporté. La pierre avait été blanchie, c’était propre comme du passé réécrit par les manuels scolaires.

En une seule nuit, l’église est redevenue notre contemporaine. Nous sommes soudain devenus contemporains de sa destruction : nous partageons cette histoire-là, de sa destruction. Nous aurons vu la fin là où d’autres ont vu le début, et le devenir. Oui, il ne restera rien du passé que cette émotion de la fin.

Reste des images fascinantes d’un monde qui part en cendres, en une seule nuit.

Photo Boby

Photo AFP

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