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tenir le fil

mercredi 22 mai 2019

Qui a mis le garçon dans cet état ? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices n’ont pas l’air d’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aie pris ma retraite, dans l’éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, n’est pas encore rouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser le fil.

Lautréamont, Chants de Maldoror


Ce qui ne tient qu’à un fil tient encore : c’est aussi à cela qu’on reconnaît un fil. Le contraire du fil : le vide par-dessus quoi on regarde, saisi de vertige, s’imaginant tomber et tomber et s’évanouir avant de toucher le sol. Entre soi et le ciel, entre le rêve et l’envers, entre la colère et la joie : entre nous et la vie. Le fil qui relie est fragile. Il pourrait casser à chaque mouvement ; peut-être est-il déjà rompu ? On ne le sait pas : on fait le pari que non.

Perdre le fil — on sait quel danger on court dans le labyrinthe de cette vie où rodent les monstres prêts à nous passer au fil de la lame des gueules ouvertes —, c’est ce à quoi on est voué quand, un pas après l’autre, on tâche d’aller à l’aveugle dans les couloirs des jours, des nuits les unes dans les autres enchâssées. Au fil du récit [1], on tâche de faire des ruptures des manières de coudre ensemble ce qui n’a pas de lien. Le lien, c’est nous-mêmes, rien d’autres. La déchirure aussi : alors, on marche sur le fil, on va bien finir par tomber, on ne tombe pas, pas encore.

Dans les théâtres désormais vides, sur les portes fermées du centre-ville sans éclairage public, depuis un toit-terrasse de Noailles, sur mon visage invisible, je cherche le fil et le trouve seulement dans la possibilité que ces nuits sont tissées ensemble par des forces qui rendront grâce à ces jours. Mais c’est un pari. Oui, une hypothèse.

Des soleils couchants, la mélancolie est un autre fil. Le suivre jusqu’où il pourrait m’entraîner : mais je sais que ce n’est pas vrai. L’araignée produit elle-même le fil sur lequel elle va, s’endort, dévore les distraits pris dans ce fil. Suis-je la proie, ou l’ombre ? L’araignée, ou sa toile ? Je suis le fil : le suivre et l’être revient à une même tâche. Croire que le fil n’est pas rompu — tenir le coup —, puisque je ne sens pas encore le sol heurter mon corps de plein fouet, est la tâche de ces jours.


Portfolio

[1L’ami Jonathan m’adresse ces jours son beau livre qui ne cesse de me donner le vertige : « Le récit ne tient qu’à un fil. Il faut au moins un lien pour qu’une histoire se raconte, mais cette condition est précaire. D’un côté, elle permet de définir et même d’éprouver ce qui est proprement narratif. De l’autre, elle pose problème. Car dès le plus petit développement requis par la relation d’un événement, il n’y a pas de continuité sans discontinuité. Ce qui est fondamental serait donc double, voire contradictoire ? Oui. Et c’est un paradoxe qui est à l’œuvre dans la vie comme il est au cœur de l’art. Quatre principes président aux enchaînements narratifs : la logique, l’intrigue, le but et la répétition. Ce sont eux qui dotent le récit d’un fil. Mais ce sont eux qui placent également le conteur, le lecteur ou le spectateur au centre d’écarts : entre le temporel et le causal, la suite et le suivi, la découpe et le tissage, le cours qu’un événement décisif vient forcément briser et les ponts qu’il oblige à jeter malgré tout sitôt qu’il s’agit d’en dire ne serait-ce que quelques mots bégayants.
Si certaines de ces tensions ont déjà pu être observées, elles n’avaient cependant jamais été étudiées ensemble et à partir d’un point à la fois précis, essentiel et délicat. Par ailleurs, ce nerf des histoires ne donnera pas lieu ici aux partages habituels qui tantôt déprécient voire ignorent superbement ce qui se pratique au quotidien au profit des chefs-d’œuvre de la culture, tantôt considèrent a priori la rupture comme plus intéressante que le lien. Car s’il y a bien une chose qu’apprend le fil d’un récit à qui l’examine de près et sans préjugés, c’est à ne prendre que le parti de l’équilibre. Pourquoi ? Parce que sa vérité, comme l’écrit Gracq dans Le Rivage des Syrtes, est « qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger ». L’instabilité toujours possible, voilà à quoi tient la relation de ce qui importe dans ce qui arrive. Il manquait à l’analyse de prêter plus d’attention à cette dimension-là d’un développement, qui est spécifiquement humaine.
Insister sur cette singularité, la défendre et l’illustrer à l’aide d’exemples nombreux, variés et souvent plus loquaces que les arguments, en tirer des enseignements utiles notamment pour les situations où un fil se perd, et pas seulement dans un récit, telles sont les tâches auxquelles s’emploie cet essai.