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Quand la nuit vient | Enfance [2] — la foi #17

lundi 3 juin 2019

c’est ce qui explique la nuit qu’on soit seul
— sommaire

En rentrant de l’école, enfant, il pensait à Dieu ; il y penserait longtemps. L’école était adossée à l’église, et la pensée était simple : dans les moments d’ennui qui était la qualité même du temps ces années-là, il n’avait qu’à lever la tête – par la fenêtre de l’école, la petite église de pierre noircie formait l’horizon.

La pensée avait eu le temps de grandir, de s’installer, de prendre une place. Il avait mesuré lentement cette pensée en lui, il la savait différente des autres enfants qui à cet âge pensent à Dieu comme à une histoire ou un devoir d’école. Lui avait de cette pensée la certitude de la décision, et loin des fables qu’on leur racontait, il avait pour Dieu la croyance d’un géographe pour la mer rien qu’en voyant le fleuve.

La pensée était incontestable, il la savait sûre à cause de la tristesse qui l’entourait. Dieu existait, puisque la pensée que Dieu existait s’était posée en lui chaque soir en rentrant de l’école. La pensée n’avait pas de forme, pas de contenu, pas d’image. Elle n’avait aucune conséquence, ni sur la conduite à tenir, ni sur la morale à envisager, ni même sur le sens des choses.

C’était comme pour les romans. On pouvait savoir la vie de l’auteur du livre, cela n’aidait pas à comprendre l’histoire, ni à l’aimer. Cela faisait rêver, un peu, sur la naissance de l’histoire, ou quand on savait l’auteur mort, on rêvait sur les histoires qu’il avait pu faire naître chez d’autres. Voilà tout.

La pensée avait duré toute l’enfance simplement. Puis elle avait pris durant l’adolescence les teintes de la colère parce que cette vie n’était en rien liée à Dieu, et de la force à cause de la sauvagerie nue qui enveloppait désormais cette pensée.

Elle s’était nourrie de la colère et de la force quand dans l’adolescence, la vie autour manque, et que le désir de la vie augmente.

La pensée de Dieu s’était soudain mêlée à la colère et la force, et le manque – et le désir contre lui s’était levé comme un contrepoison. Du contrepoison, le désir contre Dieu possédait toutes les énergies, la fièvre d’abord, rapide, excessive, qui brûle. La fièvre était l’autre nom de ce qui naissait en lui, qui recouvrait tout comme une solitude.

Fatalement, la solitude n’avait laissé aucune chance à Dieu, et Dieu avait reculé en lui avant de s’effacer.

Il avait cru cela longtemps – que Dieu s’était éloigné –, mais maintenant, il savait bien que c’était autre chose, de plus considérable et définitif.

Seul maintenant, et pour toujours, il vivait maintenant avec la pensée qu’il était seul, ce qui rendait impossible la pensée de Dieu. Et puis, Dieu était dans les autres, et ces autres qui se disaient de Dieu étaient impossibles : ils suivaient la Loi comme une morale, quelques dogmes anciens en conduite à tenir pour les jours présents, l’enseignement d’une vie passée à justifier une vie bâtie de toutes pièces dans l’arbitraire d’une tradition inventée en d’autres lieux pour d’autres temps.

Seul, il voulait l’être d’autant plus si Dieu était dans ces autres, si Dieu était ces autres-là qu’il se refusait à être – et il refusait cela plus que la mort.

Quand on lui demandait plus tard s’il croyait en Dieu (dans la conversation, la question vient toujours, elle prend des formes différentes, toutes plus ou moins obscènes, mais la question arrive toujours, parfois cachée par d’autres, elle vient bien après celle de son nom, un peu avant celle de son désir), il avait su trouver une réponse.

Oui, Dieu avait existé, pourquoi le nier ? Et c’était certain, puisque la pensée l’avait peuplé enfant comme celle de la mer et des fleuves coulés vers elle.

Puis Dieu avait cessé en lui, mais la pensée n’en avait pas été moins vraie, ou davantage fausse, seulement elle n’était plus là maintenant.

On ne comprenait pas bien.

C’était comme d’un amour perdu. On ne conclut pas à l’absence de l’amour après la fin d’un amour, on dit simplement : cela a eu lieu, et cela a fini. Ce qui commence après est une forme de deuil qui ne s’oublie jamais et marque le temps.

De l’enfance, il n’avait plus d’autre souvenir que l’ennui, et Dieu. Les souvenirs peu à peu se mêlaient. L’ennui, sa teinte d’oubli quand l’enfance se confond à un rêve obsédant, aberrant, troué, était la forme qu’avait pris Dieu en lui. Avec cette nuance de colère et de force qui s’était ajoutée, la vie avait fait de la pensée de Dieu une cicatrice dont il peinait à reconstruire l’accident et la blessure.

Devant les églises ensuite, l’hébétude dominait. Quand il entendait parler un homme de foi, il ne comprenait aucun de ses mots ; souvent il était heureux de ne pas en être. Ça parlait d’espérance, et jamais de colère ; et d’amour, dans leur bouche cela voulait dire pitié, quel écœurement. Ça parlait de ciel, mais de la terre jamais, et il savait bien pourtant que là était Dieu, recouvert des poussières que nos villes ont accumulées sur lui. Et lui marchait sur la terre, qui dirait le contraire ? Alors il savait où était la croyance et où le passé, de son enfance et de sa colère, il savait les sources et que les fleuves parfois s’enfoncent et que la mer vient de la pluie.

Désormais, quand il regardait le ciel, c’était pour la pluie, rien d’autre. Et la soif. Et les traces des avions qui se croisaient au point précis où.

Il n’attendait plus rien de Dieu, comme un homme n’attend rien de son enfance, ou un amant rien du corps de celle qui dort dans une autre ville, dans l’oubli de son nom, de son visage et de son corps.

S’il croisait des enfants, ou près du fleuve, il pensait à Dieu. C’était dans la colère que Dieu durait encore, et dans la force, dans l’équilibre fragile des forces qui parfois l’emportaient, mais toujours la solitude, toujours, qu’il piétinait, la terre et sa poussière, les fleuves emportés toujours plus loin des sources dans la soif.