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Les villes qui n’existent pas | Tchernobyl

dimanche 20 décembre 2020


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #6 Atitlán – #11 Byblos - #16 Dugway
– #2 Atlantide – #7 Babel – #12 Beauregard - #17 Tchernobyl
– #3 Troie – #8 Potemkine – #13 Monde vide -#18 Eldorado
– #4 Detroit – #9 Guanahani – #14 Çatal Höyük - #19 L’île de Bermeja
– #5 Tombouctou – #10 Ghjirulatu – #15 Jéricho

Et pour continuer : la plus mortelle de toutes : Tchernobyl


On suppose que son nom signifie absinthe, la fée verte qu’on avale quand on voudrait en finir avec soi, mais qu’on tient à ses délires. L’herbe amère possède le goût légèrement camphré de la menthe, de l’anis et de la mort. On suppose, mais on n’en sait rien.

On sait que la ville de Чорнобиль s’était levée laborieusement dans le lointain Moyen-Âge autour du chalet de chasse du prince Rurik : qu’autour les ours, les loups et les bêtes fabuleuses dansaient sous ses balles. On le suppose néanmoins, on le devine aux traces de pas sur le sol défoncé par les siècles. Il y a d’autres traces.

Dans le bois des arbres que la ville a renversés pour s’étendre peu à peu, dans les murs de cette ville s’ils existaient encore, dans tout ce qui a fondé ces lieux : des traces de balles de milles massacres. Les Juifs qui s’y sont établis au cœur de la Rzeczpospolita Obojga Narodów ne survivaient aux pogroms que pour endurer d’autre pogroms à travers les siècles, jusqu’à l’Holodomor de 1932, la Grande Famine décrétée depuis le Kremlin et qui emporta la plupart des hommes, Juifs ou non.

Mais la ville demeurait, miraculeusement.

Il n’en restait que des maisons éparpillées parmi les bois où ne dansaient plus que quelques bêtes égarées, quand on décida de fabriquer ici, pour la gloire de l’homme neuf et au nom du prolétariat vainqueur, le monument de béton et d’acier enveloppant six réacteurs de type RBMK 1000 en alliage zirconium-niobium.

Et puis, le jour finissait toujours par succéder à un autre qui conduirait fatalement à l’avénement du socialisme en passant par la nuit du 26 avril 1986.

La veille, le roi Mswati III était couronné monarque absolu de l’Eswatini, dernier d’Afrique, Royaume orgueilleux qui conserve dans l’indifférence du monde ses lois ancestrales parmi lesquelles les élections qui sont d’interminables rituels : au milieu d’une assemblée appelée à voter, le candidat à la charge de député doit lever la main jusqu’à voir s’aligner en silence derrière lui une rangée de quinze hommes pas moins — alors seulement il sera élu.

Nous sommes loin de ces rituels, nous sommes le lendemain du couronnement princier, à l’exacte longitude, mais à près de 8 533,46 km plus au nord quand, au milieu de la nuit, vers 1 h 23 min 44 s, tandis que commençait le test — qui s’avèrera indéniablement peu concluant — visant à éprouver l’alimentation électrique de secours qui permettrait au réacteur numéro quatre de la Centrale V.I Lénine d’actionner joyeusement tout ce que la région de l’Oblast compte d’ampoules et autres machines électriques, la radiolyse de l’eau produit une suite d’événements chimiques aboutissant — passons les détails, ils sont d’ailleurs soumis à d’amples discussions qu’il serait vain d’établir ici — à l’éjection dans les cieux noirs d’Ukraine des mille deux cent tonnes (environ) de béton chapeautant jusqu’alors l’édifice, et tombant sans grâce, mais de biais, sur le cœur du réacteur, causant sa fracture et libérant, outre une lumière bleue typique de l’effet Vavilov-Tcherenkov bien établi depuis au moins les travaux de Marie Curie, les cent feux de l’enfer, et cette quantité prodigieuse de matière mortelle qui ne cessera pas des jours durant de se répandre sur la ville et au tréfonds des corps de ceux qui péniblement avaient choisi ces lieux pour traverser cette existence terrestre.

C’était un samedi. Au matin, on se rendit tranquillement s’épuiser de plus belle à la tâche de cette vie. On ira à l’école. On vendra les fruits, les légumes qu’à la sueur de son front on arrachait à la terre. L’après-midi, on applaudira son fils qui participe comme tous les élèves de son âge, au « Marathon de la paix », marathon somme toute modeste, puisqu’il ne fait que sept kilomètres environ, autour de la centrale en feu. Mais personne ne croit encore en son existence, en dépit des flammes de cendres crachées par les viscères de la centrale, émettant près de 1 760 PBq d’iode 131, 85 PBq de césium 137 et 10 PBq de strontium 90, représentant 5 160 PBq d’« équivalent iode 131 » dans la méthode d’évaluation de l’échelle INES2, supérieur d’un facteur 100 au seuil nécessaire pour le niveau 7. Mais non. Puisque le feu n’existe pas dans les journaux, ce qu’on voit doit être autre chose, une sorte d’exercice.

On ne s’exercerait pas autrement à détruire toute forme de vie.

Il faudra attendre le lendemain : on demandera alors — pas deux fois, et avec force matraques et uniformes — de quitter les lieux. Déguerpir serait plus juste. On déguerpit donc. On remplit une valise, en hâte ; on laisse les assiettes sur la table, le verre à moitié vide, à moitié plein. Il est deux heures de l’après-midi, tout est fini. On leur dit vous reviendrez dans deux jours, trois peut-être. Personne ne reviendra plus jamais.

Ils sont deux cent cinquante mille. Soixante-dix localités, trente kilomètres autour du cœur en fusion éventré de Tchernobyl.

Tout est resté en l’état : autant dire, à l’abandon. Une ville dressée pour fonctionner et pour dresser les hommes qui la ferait fonctionner — ce schéma aberrant qui fait un jour après l’autre la ville et les hommes vivre de concert, et comme conjoint l’une aux autres — ainsi dissolu le lien, il ne restait qu’une ville inutile désormais que la zone d’exclusion l’abandonnait à son triste sort, au vent toxique, et aux animaux cancéreux.

Le temps a fait ce qu’il sait faire le mieux : il passa. Il passa sur les cadavres des bêtes et sur la vaisselle mal rangée, sur les poupées oubliées, les pages cornées des livres inachevés. Quinze ans plus tard : des loups d’abord, des ours et des cigognes étaient revenus. Des grues grises, des poissons.

Mille espèces. La nature a repris ses droits, dit-on, qu’elle ne grave dans aucune constitution. En fait de droit, elle a repris ses terres : l’homme serait plus néfaste que la bombe atomique.

On oublie qu’ici meurent davantage de bêtes qu’il n’en naît — on meurt comme on respire, ici.

Mais l’animal revient, il fuit l’homme et touche ici la terre promise, l’Eden, plus désirable que la Terre, et s’il faut payer le prix des cancers par milliers, il le paie.

Seuls les insectes manquent, d’où l’amas de feuilles mortes qui ne se décomposeront plus, forment cet assemblage inerte de matière ni vivante ni morte.

Les villes d’ici sont comme cette forêt frappées par la foudre invisible de l’atome. Les murs de Pripiat, lépreux, comme ceux de Tchernobyl et de sa banlieue, ne tombent même pas, se contentent de pourrir sur pied.

À l’ombre du sarcophage de béton qui recouvre le réacteur, sarcophage lui-même recouvert d’une arche, qu’on recouvrira bientôt par — quoi ? Un linceul ? —, la ville pourrit. Les rues n’existent plus que pour leur souvenir, qu’on oublie.

Parfois des touristes viennent ; en combinaison transparente, munis de gants, ils se photographient devant les ruines, sourient, avalent leur taux d’uranium concentré et repartent.

Des chiens errants errent, et meurent tout aussitôt, ou presque : ici, on ne vit pas plus de six ans quand on est chien, qu’on n’avale que des champignons mortels, et qu’on respire à l’air libre ce qu’il faut de folie humaine pour ensevelir Nagasaki.

Les élans, les daims, les sangliers dansent malgré tout, pour conjurer provisoirement la mort, venger ce jour d’avril, et les balles du prince Rurik.


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