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quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée

mardi 7 janvier 2020

La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous.

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des Passages

As the mist leaves no scar / On the dark green hill /
So my body leaves no scar / On you and never will

C’est une impossible tâche. Recommencée sans fois, et contre elle reprise, et en elle, traversée. Effacer les traces — celles qui assignent, attachent, oppriment. C’est le joli mot de Brecht dans un poème terrible : Verwisch die Spuren ! EFFACE LES TRACES !, et qui dessine le parcours d’une vie désarrimée aux inscriptions bourgeoises, administratives, aliénantes — jusqu’à la mort comprise :

Veille si tu songes à mourir,
Que nulle tombe ne trahisse où tu gis
En laissant lire une inscription avec ton nom
Ou l’année de ta mort, qui pourrait te confondre !
Encore une fois :
Efface tes traces

C’est dans le Manuel pour les habitants des villes, de salut public. Vieux rêve que celui-là, d’effacer les traces et qu’il n’en reste rien, ou que du vent, et que le vent l’emporte, et qu’on soit confondu avec un souffle d’air si léger qu’il en paraît transparent, et que la transparence soit une manière de resplendir, de s’effacer, de se confondre avec l’illusion du monde. D’être soi-même le chemin et le pas, et jamais sur le sol la pesanteur lourde de son corps.

Ne laisse pas de trace : c’est l’injonction du père au fils qui répand partout nourriture, boue, craie ; c’est celle du complice au meurtrier, du meurtrier au complice — celle de qui s’en va, ne se retourne pas ; celle du lâche ?

Des traces sont laissées pourtant, et c’est l’autre versant. Ceux qui effacent les traces sont aussi les pires pouvoirs qui, écrivant l’histoire, raturent les visages des vaincus, jettent dans l’oubli les corps et leurs mémoires, dispersent les cendres et soufflent dans le vent les traces dont on ne saura même plus qu’elles ont autrefois marché dans la dignité d’être.

Alors on est déchiré, dans le refus des traces assignées et le désir de ne pas perdre la trace de ceux qui les ont laissées pour dessiner les perspectives. Aux horizons perdus, on est mené par les traces : on suit à la trace la trace de ceux qui avant nous, se sont perdus derrière nous et qui devant nous marchent encore.

On est soi-même une trace dans le lointain ? Je suis ma propre trace, et mon effacement et mon possible ? Je hais les bilans des débuts d’année comme je hais l’intériorité trompeuse qui me console en se miroitant ; et dans la haine des traces, je me confie aussi. Et dans l’amour des traces, je me jette encore. Ce n’est pas une contradiction : c’est un choix toujours fait, toujours à faire.

La joie de la trace, c’est de pouvoir poser son propre pas sur l’ancienne et de la recouvrir, la rendre invisible parce que la présence aura épousé le passé — et soulevant le pied, s’emparer de la poussière pour la porter plus loin. Terreur de la trace : qu’ainsi on la perde. Il y a des traces qui sont des odeurs, des traces qui sont des morts.

On écrit dans des sites pour cela aussi : les traces qu’on y dépose, on sait qu’elles sont provisoires, qu’elles ne nous survivront pas. Dans le transitoire, on est un simple relai de l’éphémère. On préfère l’instant, et que l’éclat nous dure.

Devant la mer, j’ai posé mes pas dans les traces, et longuement cherché l’équivalent dans la mer : les vagues ne gardent aucune trace, peut-être parce qu’elles sont une longue trainée d’ombre et d’aura d’un mouvement plus ample qui se confond avec elle, et qu’on nomme cela la mer ou le temps ou la fin échouée des choses sur le rivage où je suis, où la mer échoue sur moi, effaçant les traces à mesure qu’elle avance, qu’elle dépose les siennes, invisibles, provisoires, et sur lesquelles souffle du vent.