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ne faire que passer

mercredi 25 mars 2020

Certains nient la détresse en se référant au soleil,
il nie le soleil en se référant à la détresse.

Kafka, Journal, février 1920


Il n’y a pas de lumière dans le ciel quand la terre est vide : pas de lumière, seulement des traces de ce qui aurait pu avoir lieu, si. L’agenda conserve les dates des rencontres et des spectacles, des événements qui n’existeront pas. Il déroule le fil d’un temps perdu, rien à attendre du passé révolu par ce qui vient. Depuis, ce qui a commencé n’a pas de nom : ce n’est pas l’attente parce qu’on ne sait pas ce qu’on attend, ni jusqu’à quand ; c’est l’inquiétude et la colère, c’est la docilité quand même en attendant que : c’est le décompte des cadavres.

Le matin, écouter la radio rend sourd. Ainsi, ils lancent des drones pour parcourir le ciel en répétant des phrases menaçantes enregistrées à l’adresse des passants (qui passent précisément au mépris de ces phrases, et parfois pour les entendre) ; ils voudraient saisir les téléphones des mourants pour connaître l’identité de ceux qui les ont approchés ; ils jettent deux mille milliards d’aide aux entreprises de l’autre côté de l’Atlantique (on apprend que deux mille milliards est un chiffre qui existe et qu’il peut être possédé et dépensé) ; ils proposent d’élargir à soixante heures de travail le temps légal en cette période, on ignorait qu’elle était aussi confinée dans le début du siècle dernier ; ils déplorent le manque de stocks en souris génétiquement modifiées qui permettraient d’accélérer des tests : les souris ne sont fabriquées que dans un temps imprescriptible de six semaines : oh, que la vie — même artificielle — est lente. `

Évidemment, éteindre rapidement la radio est une œuvre de salut public : j’imagine que les nouvelles continuaient dans cette veine.

Lu ce soir, cette phrase : “Mais au fait est-ce qu’il se passe d’autres choses ?”

Ce réel réduit à de l’actualité, et l’actualité réduite à l’attendre — attendre que ça s’arrête, l’invisible effort des corps à mourir ou non.

La réduction des jours à la survie de la plupart. Je ne sais pas à quoi est réduite aussi la chronique météo des journaux à la radio, j’avais éteint avant. J’imagine qu’ils doivent le faire par acquit de conscience.

Mon bref déplacement à proximité du domicile m’emmène malgré tout assez loin, dans ce parking qui donne sur le large. Depuis hier, un bateau a jeté l’ancre, ici. On voit l’horizon. Il n’est pas tant désirable. Ce qui l’est, et davantage, c’est la lumière sur la ville, et comme elle change dans le temps plein des pluies à venir.

Le vent ce soir donnait des nouvelles du monde comme il ne va pas. Me suis lavé au journal de Kafka après l’épuisement du jour, juste avant d’achever le jour et mon mal de crâne. Le vent donnait le contraire des nombres de morts, plutôt l’insignifiance de ce qui continuait malgré le monde.

Il n’y a de la lumière que si elle rencontre un obstacle pour se fracasser sur lui. Il y a de la lumière seulement si elle s’abolit face à ce qui la nie. Il y a de la lumière en dépit du bon sens. Est-ce la leçon de la joie de ces jours, de leur tristesse absolue ? Les hommes politiques rivalisent d’indécence, mais ils ne sont pas les obstacles sur quoi meurt la lumière. Ils sont de l’écume avalée par elle, et nous, passant sous les hurlements des drones et de la police montée (les trois chevaux cet après-midi étaient sublimes, hautains, indifférents), nous passons, cherchant une grosse pierre capable de ricocher sur la surface désœuvrée des choses, des temps et des dates perdues, nous passons pour mieux avoir à passer, entre les gouttes du destin et des hasards désastreux, nous passons pour n’avoir pas à rester immobile dans un même seize mars répété sur lui-même, et nous essayons désespérément d’inventer des événements minuscules et secrets qui feraient de chaque jour les moments décisifs de cette vie qui aura passé outre.


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