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je ne puis triompher qu’en rêve

lundi 4 mai 2020


5 décembre 1919.
Je suis une fois de plus tiraillé à travers cette fente longue, étroite, terrible, dont, à vrai dire, je ne puis triompher qu’en rêve. À l’état de veille et par la seule force de ma volonté, je n’y parviendrai jamais.

Kafka, Journal

Au jour d’après, on ne s’embrassera pas, on se saluera de loin, de part et d’autre des solitudes, on n’osera plus jamais demander si « ça va » sans peur d’être obscène, on ne dira rien, on crachera intérieurement la bile des jours d’avant, on ne verra pas les lèvres, les mains, on sera après, on sera beaucoup plus loin de soi et des mondes désirables, on sera proche de s’effondrer pour de bon.

D’ailleurs, le jour d’après a commencé : au moins dans la résignation de l’accepter tel. Dans les silences qu’on s’adresse aussi. Le jour d’après a eu lieu le lendemain de la Grande Fermeture : on était après, et ça continuerait.

La vie sociale n’est plus qu’un règlement intérieur, une suite de procédures d’hygiène. La vie sociale ne désigne plus que l’impossibilité de toute vie sociale. Le jour d’après est le contraire des soirs, les grands qui renversent — le contraire des aubes, le contraire de tout ce qui dit la possibilité du jour et de l’après.

Rêve. Très précis. Vaste complot contre moi, auquel je participe. On me donne même la parole, consulte mon avis (sur mon arrestation, les mesures de mon emprisonnement, de ma mise à mort). Je suis parfois le plus virulent, on essaie de me modérer : je crie donc à la trahison.

Ils ont manqué leur coup, je leur ai échappé ; je marche le long de la mer, retire mes vêtements, les lance dans l’eau : cette fois, ils ne me retrouveront jamais, me dis-je. Mais la pluie tombe soudain.

Pour échapper au froid cette fois (et je me réveillerai transi de froid), je rejoins cet abribus, espérant ne voir personne — c’est la nuit — ; un bus arrive : plein : tout le monde descend, armes au poing, c’était donc un piège, la pluie, la mer, le froid, l’abribus : le monde organisé comme un piège, je ne cours même pas, j’attends la fin, elle ne vient pas, elle ne viendra jamais.

Dans ce monde malade où le monde se vautre, agonisant, contaminé et contaminant, on est une part de ce monde bien sûr, nous qui désirions être son anticorps, nous aussi nous partons en lambeau avec lui. Les salles de réanimation réduites à rien pendant des années par les garants de la puissance publique sont seules cela qui sauve la vie.

Tout est clair désormais. Seront interdits les rassemblements ; les rencontres ; seront concédés les regards, mais pas ceux qu’on pourrait poser sur les œuvres — ou seulement dans la solitude.

Le jour d’après est ce mirage qui se dissipe quand on s’approche pour ne faire apparaître que le désert à perte de vue. Les feuilles des arbres, le miroitement de l’eau, les animaux sauvages — monde neuf : pure projection mentale. Et maintenant devient la seule réponse valable à l’injonction des après mortels. La projection mentale possède pour elle l’avantage de nous faire traverser l’expérience des réalités alternatives, celles qui n’attendent pas qu’on les éprouve : mais exigent de l’être sous peine de disparaître comme ces souvenirs qu’on finit par prendre pour des rêves d’enfance, qui s’estompent avec le temps, avec la mort.