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la joyeuse course à vide

mardi 5 mai 2020


30 novembre 1917.

Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, si vite qu’il coure dès maintenant les bois.

Tu t’es ridiculement harnaché pour ce monde.

Plus tu as de chevaux, plus cela va vite — je veux dire non pas l’arrachement du bloc à ses fondations, ce qui est impossible, mais la rupture des courroies et par là, la joyeuse course à vide.

Kafka, Journal

5 Mai
Arnaud Maïsetti/Journal

La mobilisation générale nous aura imposé l’immobilité. Économiser sur la santé publique aura engendré la pire catastrophe économique du siècle. L’art de gouverner n’est plus que la volonté de contrôle et le sentiment de la puissance : n’est plus que le contraire de gouverner. De tous les renversements qui s’accomplissent, il y aurait encore ceci. L’impuissance à s’organiser contre ce monde n’est qu’un critère de plus de la nécessité du renversement : il y a autant de raisons de lutter contre cette réalité qu’il y a de corps, ou presque, en son sein ; et si le nombre fait loi et force, il fait aussi l’éparse qui disperse, atomise, défait.

Plus que jamais, ce n’est pas un désir de révolution qui nous brûle, mais sa nécessité qui nous oblige. Lire La liberté ou la mort ces jours brûle aussi. Regarder les arbres couvrir le ciel brûle aussi, du même désir des renversements : si le jour trouve l’ombre pour le rendre possible, invente pour lui son contraire pour s’allonger mieux, à son ombre même, voir le soleil et penser au soir : et imaginer que le soir est l’amorce des matins.

Peut-être est-ce l’énergie du désespoir du rien à perdre qui fera histoire ; on le lira en retour comme stigmate de l’espoir qui nous débordait ; c’est faux, on ne déborde de rien. On traverse le jour en pensant comme en faire de la nuit, et que la nuit soit renversée à son tour.

Rêve. Seulement des images. Un train qui part, mais vide, et je cours, je cours, je le rattrape, et je le freine de mes mains.

Une cour d’école. La marelle : le ciel était un grand trou.

Je me force à pleurer — la tristesse vient avec les larmes.

Se creuse davantage l’énonciation politique du monde : eux et nous. Entre, il y avait la colère et l’impuissance, il y avait le risque de l’indifférence ; il y aura peut-être (leçon de la frondaison) l’élargissement des nous jusqu’à tout recouvrir.

La loi des renversements se trouve dans le contraire des lignes droites. Le jour où la Convention abolit la royauté, elle fonde l’An I. Il n’y a pas de passé au commencement.

Lire au hasard le journal de Kafka me dispense de déceler les mouvements de causalité de sa vie. C’est peut-être un tort : c’en est un, si la vie de Kafka proposait une voie à suivre. Mais aucune vie n’en est une ; une vie n’est pas l’histoire d’un événement. Alors se perdre dans les fatigues et les brusques montées de joie, les amitiés naissantes qui sont déjà mortes, les retraits, les euphories, les pages qui ne s’écriront jamais et qui fabriqueront les livres décisifs de notre temps. Suivre ce journal comme la contre-vie de ces jours. La suivre comme on regarde un dessin de Michaux. Tout à la fois et dans le désordre, et infiniment. Non pour retracer les perspectives fuyantes, mais pour trouver les forces, les ramasser, les voler s’il le faut. Et il le faut.