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le souvenir de son existence terrestre

dimanche 10 mai 2020

27 mars 1912

Lundi, dans la rue, un gamin jouait avec d’autres à lancer une grosse balle sur une bonne sans défense qui marchait devant eux, je l’ai attrapé par le cou juste au moment où la balle rebondissait sur le derrière de la jeune fille, je lui ai serré le cou dans une violenet colère, puis je l’ai repoussé en maugréant. Après quoi j’ai continué mon chemin sans regarder la jeune fille une seule fois. On perd tout à fait le souvenir de son existence terrestre parce que, se sentant si totalement rempli de colère, on est en droit de se croire capable d’être tout aussi plein de sentiments encore plus beaux à l’occasion.

Kafka, Journal

Tant d’arguments contre ce monde donnés par le monde lui-même. Les appels à la Culture par exemple. Qui sauve, console, protège : assimile, ingère ; remplace l’école, les foyers. Défend les valeurs, bientôt monterait presque au front, baïonnette au canon. Contre qui ?

Tout à renverser, oui. Plutôt la lancée sauvage ; plutôt l’appel à d’autres corps aberrants ; plutôt le contraire du dressage ; plutôt la mésintelligence ; plutôt le singulier, le dès à présent. Plutôt le contraire de ce tout, et sinon rien.

La vie qui sauve, console, répare : la vie qui fait leçon, qui sous prétexte de rassembler fusionne, et fait silence. Toute cette vie dont on passerait la vie à se défaire. Toute cette vie de moins qui singe l’autre, la véritable et secrète, celle qui disperse, celle qui fait le contraire de réparer : qui fouille dans la plaie, cherche à la raviver, qui défait.

Rêve. Terrible. À l’appel de mon nom dans la grande salle remplie de semblables assis comme moi sur ces tables d’examen : je me tais ; autour de moi on me regarde, on sait que c’est moi, je baisse la tête ; mon nom répété, je ne dis rien (je ne sais pas pourquoi) ; je baisse la tête et refuse de voir l’homme hurlant mon nom qui s’avance, j’entends ses pas ; il hurle encore mon nom, à quelques centimètres de moi. Puis, lâche un faible « tant pis ». La salle s’éteint. On lâche des fauves.

Tout le monde se lève et dans le désordre, sans mot, court, court, vers les sorties qu’on cherche à tâtons ; les portes sont fermées.


Ensuite, il n’y a plus que des cris.

On se souviendra de ces semaines comme ce rêve : qu’on était piégé, et qu’on ne voyait pas à dix mètres, à dix jours ; qu’on avait peu de boussoles. Que les fauves choisissaient leurs proies au hasard, ou qu’elle se jetait sur les plus fragiles. On était sauvé sans qu’on sache pourquoi : ou parce qu’il y avait plus fragile que soi, et c’était le plus terrible, le plus incompréhensible. On se souviendra de ces mois : on savait bien sûr les mensonges : notre indifférence à leur égard aura été un signe de plus que quelque chose s’était épuisée de cette organisation qu’ils appelaient monde, ou vivre ensemble : ce qu’ils avaient appelé des années vivre ensemble n’était plus possible ces jours, et ce pour la simple survie de l’espèce.

On se souviendra qu’on était seul, à être ensemble. Que la Nation Apprenante déferlait sur les ondes en même temps que les spectacles de la Comédie Française ; ce n’était pas si différent de l’Italie, où les sites pornographiques étaient devenus gratuits : avec les années, la distinction se ferait mal. La Culture s’était déversée pour passer le temps, ou occuper les hommes comme on occupe les enfants, pour mieux les endormir (et ils refusaient de dormir de plus belle).

On se souviendra de ces mois comme une longue plage de silence, où pourtant s’était préparé la suite : les offensives, les contre-offensives. Qui l’avait emporté ? On se souviendra de ces mois comme fatalement ce qui avait produit la suite. La suite, pourtant on l’ignorait alors. J’aurais écrit chaque jour ces jours ; pour en arracher quoi ? « Qu’au retour du silence, une langue naisse » — il est juste de revenir au silence en retour, dans le bruit que refait le monde un peu partout, maintenant que la machine repart, dont le fracas idiot recouvrira tout. Tout ? Et le reste est