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le sommeil d’amour dure encore

dimanche 21 juin 2020

À quatre heures du matin, l’été,
Le sommeil d’amour dure encore.
Sous les bocages s’évapore
L’odeur du soir fêté.

Rimb.


Je cherche en vain une image de ces jours. Les mille que je trouve ne s’accordent qu’à leur approche. Par exemple : cette carte perdue, qui rend inutiles toutes les autres du même jeu. Par exemple : cet arbre coupé, et qui tend, comme un cerf perdu dans la forêt, d’étranges bois au ciel déjà ailleurs, passant, exaspéré. Je cherche pourtant : j’ai perdu peut-être cette habitude malsaine de regarder le monde pour en faire ma pâture. Heureusement, je suis rattrapé par mon ombre. Par exemple : cet arbre nu, ridicule, et simple, et qui dit : je suis là malgré tout et si je ne sers à rien, je n’en tire pas même de gloire.

Je cherche, sans rien trouver, des images pour ces jours impossibles qui passent sur le corps comme une voiture sans chauffeur (il est caché à la place du mort).

Hier, du discours délirant d’un chef du monde libre à des regards jetés sur la mer : je sais de quel côté je suis, mais ça ne console pas.

On nous a donc délivrés du dedans. Hasard (il n’y en a jamais), le premier jour dehors, je suis au milieu d’autres à marcher contre ce monde. La manifestation brûle sous le soleil de midi, ce n’est pas encore l’été : ça semble pire. On étouffe sous les masques ; il faut apprendre à sourire avec les yeux. Sur les murs de cette ville que je retrouve, cette colère qui rend vivant.

Je vois des visages et reconnais des voix ; les corps dans la lumière. Il faut tout réapprendre.

Je regarde les murs.

Je les regarderai longtemps.

Toute cette vie.

Plus encore.

Devant l’hôpital :

GRÈVE
TENEZ-NOUS

(l’affiche avait été à moitié emportée par le vent). Tout était juste.

Il y a beaucoup de photos manquées, des prises de vues maladroites ou involontaires ; il faut en accepter l’augure aussi.

J’aurai poursuivi cette vie de Saint-Just à ce point-là au moins où elle devient publique — et j’ai peur dès lors de m’en désintéresser. Il faudra chercher les secrets sous les positions ; les désirs.

Ça a commencé, d’avoir chaud pour six mois.

Ce journal que j’ai écrit chaque jour quand je n’avais aucune seconde à moi, que j’arrachais des minutes la nuit, je l’ai abandonné quand je retrouve du temps : le contretemps n’est pas seulement un alibi, ou un motif — c’est une malédiction.

Il faut beaucoup de discipline pour organiser le lâcher-prise.

Et de tendresse pour ce qu’on déteste (quelle part de soi ?) ; les souvenirs insistent aussi.

Dehors, le monde se déploie dans toute son abjection. Il défend ses statues de racistes comme si c’était son bien précieux : peut-être l’est-il. « ON NE RÉÉCRIT PAS L’HISTOIRE », disent ceux qui l’ont écrite, puisqu’ils en sont les vainqueurs. Évidemment, ils refusent la vengeance des vaincus qui, ces soirs dignes, avaient voulu reprendre la main.

Il aurait fallu dire que ce n’est pas seulement les statues des criminels qu’on devra déboulonner, mais toutes. Malheureux les peuples qui ont besoin de héros. Aucune statue n’est digne d’être élevée : sauf si on dressait des statues de statues, ou d’anonymes — comme on en voit dans les sous-sols du Louvre parfois, le soir, qu’on passe Rue de Rivoli et qu’on jette un œil distraitement là-dessous. Il y a trop d’études d’artistes médiocres qui encombrent les sous-sols : qu’elles balisent les rues.

Dans le parc Borély ensommeillé de deux heures, la statue d’une déesse morte depuis des millénaires regardait le vide qui la dévorait lentement.