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la porte était gardée

lundi 4 janvier 2021

Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés.

Paul Éluard, Couvre-feu


Peut-être est-ce le décompte des morts chaque jour, celui des mourants. Peut-être es-ce le masque chirurgical qui, à la place de l’obole sur les lèvres pour le passeur, dit le silence à travers quoi passent les mots porteurs de la maladie, peut-être. Peut-être est-ce le masque que jadis on portait comme la persona funeste du drame : masque tragique et masque mortuaire unis dans la seule fonction de désigner le rôle : masques qui, tous semblables aujourd’hui, nous renvoient à notre condition vulnérable de mortels. La seule croissance dont il est question tient aux chiffres des entrants dans les chambres blanches des hôpitaux. Peut-être. Désormais que la mort est partout une possibilité statistique, on n’aurait plus besoin de la voir en face, à bout touchant des yeux, sur les scènes et les salles noires des cinémas. Ce qu’on faisait autrefois, dans les lieux d’art, c’était peut-être cela après tout : regarder la mort en face et s’en relever. Non. On ment bien sûr : ça n’arrivait presque jamais : voir la mort en face. Souvent, c’était la lâcheté du spectacle qu’on voyait, seulement la médiocrité, la paresse. L’art est si rare qu’on finit par ne plus croire en lui. Mais puisqu’on refuse la croyance ici comme ailleurs, qu’on sait la vie au prix de la rareté et qu’elle s’arrache de la mort, on y retournait autrefois, au théâtre et dans les cinémas, voir la mort en face, si elle ose. Elle osait, parfois : rarement. Mais quand même. Alors on sortait le soir, on tentait sa chance.

Maintenant que la mort défile en temps réel sur les flashs infos, fermer les théâtres et les cinémas devait fatalement suivre. Devenus inessentiels, non à la respiration culturelle (quelle fadaise), mais au simple fait que la vie avait peut-être remplacé cela : ce regard conjuré de la mort.

On sait bien que tout cela est faux, qu’ils ont fermé les théâtres et les cinémas parce que c’était plus facile, que ça ne leur coûte rien, que c’est au moins ça de réglé, et qu’on ne meurt pas de faim à manquer les gesticulations des saltimbanques.

Privés de fictions, d’imaginaires, de récits, on s’est rabattu sur autre chose : les délires des complots qu’on lit partout sont les vrais romans faux de notre temps. Seulement, en crise de Don Quichottisme aigu, beaucoup ont pris ces récits fabuleux au pied de la lettre et comme pour la véritable nature des chose ; ils enfourchent chaque jour leur réseau social pour attaquer la réalité armé de lances en papier mâché et remâché qu’ils prennent pour des matraques de fer et d’acier.

Ce peut être touchant, si les armes véritables n’étaient pas pointées sur nous. Si le complot le plus précieux ne résidait pas dans celui que fomentent les puissants, mais sous celui que forgent les fragiles pour renverser l’ordre du monde en désordre désirable.

Non, ce n’est pas touchant, c’est vil et méprisable parce que le monde pendant ce temps trouve les raisons qu’il n’attendait plus pour écraser davantage.

On rêve aux portes battantes, aux fenêtres qui claquent, on rêve aux rêves que rêvent en secret les artistes essentiels qu’on ignore encore et qui diront ces jours qu’on ne voit pas tant qu’on est dans la chambre noire de ces jours, on rêve aux œuvres qui lèveront la visibilité impossible de l’époque : on rêve.

Ces rêves ont une utilité sociale imparable en ce qu’elle désarme toute utilité et toute socialité.

Ces rêves sont les cauchemars de ces jours qui nous en délivreront, dans les cris de terreur, ces cris qui nous jettent de l’autre côté du temps, des délires, loin des dedans mortels, vers les dehors terribles et saufs.