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Saint-Just & des poussières | prologue

vendredi 20 août 2021

« Ce que nous avons dit ne sera jamais perdu sur la terre. On peut arracher à la vie les hommes qui, comme nous, ont tout osé pour la vérité, on ne peut point leur arracher les cœurs, ni le tombeau hospitalier sous lequel ils se dérobent à l’esclavage et à la honte d’avoir laissé triompher les méchants. »

Saint-Just, Discours du 11 germinal an II

Nous avons de l’histoire une idée vague et défaite. Nous savons qu’elle a eu lieu. Nous supposons les hommes et les dates. Nous supposons les mots, nous imaginons les foules en armes, le sang craché et tombé à cause des mots. Nous pensons en être issus. Nous regardons les murs des villes, les rues qui portent les noms de ceux qui autrefois ont dit les mots et craché le sang. Les hommes qui ont dit les mots et craché le sang, nous rêvons après eux. Nous possédons pour cela les gravures de leurs visages. Nous regardons longuement dans les livres où sont ces visages les boucles des cheveux ; nous observons les regards sans percevoir ce qu’ils regardaient et nous tournons les pages en songeant : l’histoire était au soir ce que ces hommes disaient le matin et chaque jour pendant ces années où l’histoire a eu lieu, un soir succédait au matin. Nous savons que l’histoire a eu lieu à cause du matin où nous sommes, mais nous savons que ce soir et demain le soir sera le même — oui, nous avons de l’histoire une idée vague et défaite.

Nous lisons les livres. Nous apprenons les dates. Les révolutions ont changé pour toujours ce qui ne changera jamais. Nous regardons les bustes des hommes qui sont morts et nous leur reconnaissons une certaine élégance, nous préférons oublier qu’ils crachaient du sang sur l’échafaud, un sang qui parfois n’était pas le leur. Nous avons perdu la nostalgie du sang et des crachats. De l’histoire, nous savons ce que disent les plaques sur les rues : des noms et des dates, oui, décidément, quelque chose a eu lieu. Il aurait fallu retenir ce que disaient les livres. Mais si nous regardons de nouveau dans les livres, nous lisons des phrases qui ne remuent rien. Les villes dans lesquelles nous allons obéissaient sans doute au projet qui nous a fait naître. Le rêve n’était qu’un plan, il n’est fait aujourd’hui que pour perdre les passants. Et nous au milieu nous allons.

Mais, oui, pourtant, l’histoire a eu lieu qui était ce projet, quelque chose qui nous a rêvés. Peut-être quelque chose nous rêve-t-il encore, nous l’ignorons. Ce rêve quand il a pris corps n’était que nos corps et le soir, on s’endormait. De l’histoire, nous avons l’image des corps tranchés sur une scène levée derrière un rideau invisible de velours rouge, des tréteaux de planches sur lesquels se dresse la guillotine ; tout autour, le public se masse pour mieux entendre les premiers mots qui sont aussi les derniers, se presse jusqu’à l’étouffement pour mieux voir le sang couler ; le bourreau tient par les cheveux un visage dont les yeux ouverts nous contemplent sans nous voir.

Nous sommes ce qu’ils ont été, les fils. Nous sommes des fils. Partout, les bibliothèques sont remplies de testaments, mais nous sommes sans héritage. Nous cherchons l’origine, comme si elle était derrière nous.

Si nous avons de l’histoire l’idée vague des conquêtes défaites, des armées éparses, des traités rompus, des dis- cours qui renversent le matin en soir et des lanternes qui éclairent les visages tranchés et lancés d’une rue à l’autre, c’est que nous savons que l’histoire est passée. Nous marchons entre des bureaux dans lesquels s’écrivent les chiffres incompréhensibles de notre appartenance. Ces chiffres pourraient être des années, ils ne diraient que ce qui file entre les doigts, ou comme on crache dans la mer. Cela pourrait nous sauver, nous rendre fous.

Nous ne sommes pas fous. Nous savons que nous ne sommes pas fous et cette idée suffit à nous maintenir dans l’illusion que nous sommes, ici, ceux qui enferment les fous. Peu à peu, nous devenons fous sans parvenir à l’être jamais.

Nous sommes ici pour toujours et ce qui nous terrifie, c’est que nous n’y sommes pour rien. Nous ne nous sou- venons de rien. Les dates et les lieux se répètent et sur les murs de nos villes parfois nous les voyons qui nomment les rues, les places, les avenues larges et vides. Nous cherchons dans les livres qui répètent les dates, les noms et les lieux comme une histoire vague et défaite. Nous tournons encore les pages, et page après page jusqu’à la dernière, rien que des noms, des dates et des lieux, qui raconteraient l’histoire d’une histoire passée. Nous savons le prix des ruines, le sang qu’il a fallu. L’idée qu’un jour elle a pu être un rêve, un projet, un plan d’organisation des forces, nous est étran- gère. L’idée du rêve nous est étrangère. L’idée surtout que l’histoire avait pu être cette chose qui nous avait rêvés nous est impensable.

Aujourd’hui, les rues font circuler ceux qui circulent, les journaux disent que le temps passe et son scandale. L’organisation du monde a échoué à organiser le monde et le temps passe sur cela aussi. Aujourd’hui, nous vivons et nous sommes des vivants dans l’ordre fatal de l’histoire puisque nous sommes après, puisque nous sommes ceux qui vivent ici après ceux qui ont vécu. Ceux qui ont vécu possédaient ce privilège : qu’ils vivaient avant nous. Aujourd’hui, nous habitons les ruines qu’ils ont levées pour nous dans la gloire du monde et le salut des hommes. Dans ces villes, les ruines ont remplacé peu à peu d’autres ruines et peu à peu nous croyons que ces ruines sont les murs que nous habitons. Nous cherchons à savoir quand tout cela a commencé, cette fin interminable des choses pour les siècles des siècles. Nous lisons les livres considérables de notre temps et les mots sont les mêmes pour écrire tous les autres livres, alors nous les repoussons dans un bruit de poussière.

Nous avons eu des moments historiques : oui, nous avons connu la grâce et l’éclat des moments historiques qui font date. Nous avons vécu de part et d’autre des dates, nous sommes là pour en témoigner. C’était des murs qui tombaient, c’était des statues de tyrans qui tombaient, c’étaient des immeubles hauts comme plusieurs immeubles qui tombaient. Puis, c’était des cathédrales qui tombaient. C’était en général toujours des chutes. Nous habitons dans les chutes de l’histoire. Nous sommes les restes d’une histoire qui tombe infiniment, qui n’en finit pas de tomber.

Nous avons oublié. Le bruit des têtes tranchées qui tombaient, elles aussi, dans le panier du Peuple, nous l’avons oublié. Nous avons oublié aussi, avec le craquement des os sous la nuque, les cris qu’ils jetaient au passage froid de la lame. Nous avons oublié la chute de tous ces visages, tranchés également, dans les paniers d’osier tressés par les femmes qui hurlaient sous l’échafaud.
Hier, à l’angle de la rue Pierre-Rebière au numéro quatre- vingt-huit, s’ouvre, à l’ombre du Tribunal judiciaire de Paris qu’on vient de bâtir, une rue étroite et peu longue qui conduit au cimetière des Batignolles où Breton cherche encore l’or du temps, où Verlaine pleure dans son cœur ce qu’il pleut sur la ville, où Cendrars parmi mille fort mauvais poètes repose, où s’entassent des Russes, des enfants, des morts, je l’emprunte. C’est elle qui débouche sur la porte du cimetière — avant de s’achever en impasse, évidemment. Je pense : c’est là. La rue n’était autrefois qu’une parcelle amputée de la rue Rouget-de-Lisle à Clichy. Quand Paris l’a avalée, on avala aussi les rues alentour et il fallait tracer une nouvelle route vers les tombes. L’impasse, on lui donna bien sûr le seul nom qu’elle pouvait avoir, et Saint- Just baptisa ce lieu pour un temps qui est le mien où j’appuie de mes deux pieds mon corps sur cette ville, baptisa ce temps qui passe entre moi et les tombes, celui qui fait de moi un vivant parmi les murs et les tombes et les vivants.

L’idée que l’histoire avait pu être cette chose qui nous avait rêvés nous est impensable. Parfois, oui, parfois : percent l’espace d’un instant les voix sur les parois des murs qui ricochent et lancent les directions. Il suffit d’écouter la ville, les moteurs et les trains, la rumeur qui plane sur Paris, les corps et les cheveux des vivants qui partout dans le vent s’éloignent et les désirs des vies possibles en nous, de se saisir des voix qui plongent en nous, oui nomment en nous quelque chose je ne sais pas, un nom, quelque chose comme un nom qui serait capable de nous sauver et exhausser l’histoire et faire signe comme au bord de la mer la certitude étrange qu’on est au terme des choses et en leurs commencements, que là où la terre se termine s’ouvre ce qui ne s’achève pas. Dans les yeux de celui qui marche avec toi la communauté seule possible d’une histoire qui serait la nôtre, tu avances aussi : tu sais qu’ici, c’est là où nous sommes.

Je pense : ce qui fait tenir le monde debout paraît tout autour de moi la masse de corps tombés sur lesquels je marche, lentement ; je pense ensuite : ici, tout pourrait brûler.

C’est délesté qu’on irait — je pense enfin : comme il fait froid, comme rien ne s’obstine à ne pas brûler, comme tout autour de moi est le froid des cendres. Dans ce cimetière, je lis les lettres des noms sur les pierres comme on lirait le seul texte qui vaille, les yeux suivent le nom des morts pour les oublier (je m’attarde sur chacun), à cette seconde précisément, ici, entre les tombes, dans le corps j’allume un feu, lentement, monte en moi comme un feu, un feu ample rouge et noir, qui monterait jusqu’à moi où je l’ai fait naître face à toutes ces tombes tandis que de plus en plus vite je passe entre elles, j’aurais pu fermer les yeux je serais passé entre elles en les frôlant sans en renverser une seule jamais, et le soir je rentrerai ainsi dans l’allure du feu, et longtemps je lui chercherai un nom que je ne trouverai pas d’abord, un nom au feu qui pourrait nommer aussi son allure et le passage entre les tombes, nommer la ville aussi comme elle se dresse dans l’effacement de l’histoire, et nommer les hommes autour qui rentrent chez eux parce que la nuit tombe et qu’il n’y a rien entre le ciel et la ville que des hommes incapables de rester debout quand la nuit tombe sur eux, nommer le désir surtout de tout ce qui pourrait tomber et que le désir relève en nommant tout cela d’un nom, d’un seul nom, et c’est longtemps après qu’à ce feu je lui donnerai le nom de Saint-Just.

Ce n’est qu’un nom dont le corps est en poussière. Dans le cimetière qu’est la ville bâtie autour du cimetière, la poussière de Saint-Just s’est mêlée à la terre et le vent l’emporte. Je la respire, peut-être. Ce n’est qu’un nom dont la poussière me recouvre tant que je respire. Qu’un nom tombé en poussière dans la mémoire des hommes sans testament, le nom de celui qui a dit

Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle. On pourra persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.

Il faut désormais parler dans le mépris de la poussière et sa mort ; remonter avant la poussière pour rendre justice à la mort : il faut remonter avant Thermidor, avant la nuit du 9 qui mordait sur le 10, avant la nuit passée à attendre la mort dans l’âme les troupes hurlantes de la Convention, il faut remonter avant les journées de Septembre, d’Août, de Juillet, avant les décrets de Ventôse qui ne sont que des dates oubliées, il faut remonter avant que l’Histoire ne commence vraiment et avec elle le Bonheur possible : il faut d’abord marcher dans la vanité et la colère du nom.