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franchir le col

[Journal • 23.04.22]

samedi 23 avril 2022

« Mais qui peut sérieusement croire que l’humanité parvienne à franchir le col qui se trouve devant elle, en se chargeant des bagages d’un collectionneur ou d’un antiquaire ?

Walter Benjamin, Gesammelte Schriften


La barbarie positive : arracher à nos croyances la moindre racine ; ne se confier qu’au plan d’immanence, le jour le jour concédé à nos souvenirs ; regarder à hauteur de ses épaules, la ligne que fait l’horizon quand elle disparaît ; ne penser à ce qui a eu lieu que pour mieux le dépouiller et l’emporter ailleurs ; ne faire confiance à aucun de ses rêves ; penser comme on pleure, le soir en silence quand on sait qu’il n’y a plus personne ; observer sans les interrompre deux enfants jouer à se battre ; massacrer les automatismes ; libérer de toute magie la brume ensanglantée du mirage ; prendre acte que rien n’a eu lieu dimanche, puisque tout ne pourrait avoir lieu qu’après lui, et sans lui ; chercher dans ses délires de quoi les combattre.

Parvenu à la frontière, Walter Benjamin avait montré ses papiers : un visa d’entrée pour les États-Unis, mais aucun visa de sortie de France — le brigadier avait obéi aux ordres, et montré la route montagneuse d’où, épuisé, le vieillard de quarante-huit ans venait, et qu’il fallait redescendre ; il avait franchi les Pyrénées à pied, chargé, contrairement à ce qu’il avait lui-même écrit quelques années avant, des bagages d’un collectionneur : c’était une valise remplie de toute une liasse de papiers à laquelle finalement il avait tenu plus qu’à sa vie — il redescend d’ailleurs avec elle, et c’est parmi elle qu’il se donne la mort, comme dit la phrase consacrée (j’ignore comment on le dit en allemand), il se donne la mort parmi les papiers qui portait le programme politique s’effondrait sous ses yeux, et que nous lisons, avec des yeux à peine différents — ces Thèses sur le Concept d’Histoire répandues encore autour de nous ; et je ne sais pas ce qui est le plus tragique, le plus courageux : d’avoir protégé ce texte mieux que sa vie, ou d’avoir cru possible que ce texte puisse être une arme malgré tout ? Benjamin pressentait peut-être que face au fascisme de son temps, tout était perdu — et qu’il fallait nous adresser ce texte à nous autres, pour les fascismes que nous aurions à affronter ? Devant le col à franchir, on garderait cette liasse, et rien d’autre : nous sommes trop lestés de passés ; et c’est d’horizon dont on manque.

Puisque ce qu’ils nomment Culture n’a produit que ce monde, il faudrait prendre acte de sa stérilité, et de sa puissance néfaste, accepter cette perte comme une délivrance — elle ne saurait être désormais différente des coups de matraque à une frontière, ce qui exclut et renvoie —, et en retour bien sûr, adopter cette posture de combat : si en face, ils ont anéanti la culture en la transformant en patrimoine à défendre, en la réduisant à de la valeur destinée à être contemplée : à l’esthétisation de la politique (ce spectacle permanent de soi), il faudra bien répondre par la politisation de l’art : manière de mener aussi la bataille dans les formes censées rendre des contours au monde et des façons de le penser — face à face donc, entre un fascisme et ce qui le prépare, il n’y aura plus qu’un intervalle de désir où s’engouffrer, “aller avec la hache aiguisée de la raison et sans regarder ni à droit ni à gauche, pour ne pas succomber à l’horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à vous déduire.” — aller, ne pas succomber, ne compter que sur nous, et sur la force dans nos bras et nos pensées qui fait aller, ici et là, la hache aiguisée.