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Maurice Blanchot | Prières d’insérer : Nous travaillons dans les ténèbres

La Condition critique, Gallimard

mercredi 2 février 2011

Note du 2 février :

L’émission du Jour au lendemain de Alain Veinstein est consacré à La Condition Critique, recueil des articles de Maurice Blanchot.

Christophe Bident, qui a édité ces textes, est invité à parler du statut de ces articles, publiés en revues mais non repris dans les grands ouvrages critiques de Blanchot, La Part du feu, ou L’Entretien infini par exemple. Textes "hors-champs", qui abordent un continent étranger aux lectures habituelles de Blanchot, mais non moins décisifs, par exemple pour l’appréhension de ses récits. Il est question également de la portée de cette parole "adossée au tombeau", de science-fiction, du merveilleux, de la lecture des surréalistes, de Michaux ou de M. Lowry, de la vanité essentielle de la critique, et de cette écriture tournée vers l’ignorance.
Entretien riche, qui incite à s’y replonger…

En écoute sur le site de l’émission pendant une semaine, ou plus simplement ci-dessous…


Du jour au lendemain, "La Condition Critique" (France Culture)


Présentation de l’éditeur :
De Faux Pas (1943) à Une voix venue d’ailleurs (2002), Maurice Blanchot, de son vivant, a recueilli la plupart de ses articles critiques dans ses livres. Il en laissa pourtant certains de côté. Ce sont ces textes que nous avons entrepris de publier. Une première série a donné le volume des Chroniques littéraires du ’Journal des débats’, 1941-1944. Le lecteur trouvera ici la suite : l’ensemble des articles de critique littéraire que publia Blanchot de 1945 à sa mort sans les reprendre dans ses livres. Nous y avons ajouté les textes publiés dans certains courts volumes aujourd’hui indisponibles. Figurent également quelques prières d’insérer signées par Blanchot lors de la publication de ses propres fictions.

C. Bident


14 octobre 2010

« Prières d’insérer »
’Nous travaillons dans les ténèbres’

En 2007 était paru un volume de textes critiques de Maurice Blanchot écrits pour le Journal des Débats pendant la dernière guerre — textes non repris ensuite dans les ouvrages ultérieurs qui se donnaient pourtant comme tâche de republier, parfois de revoir, les anciens textes. Le présent ouvrage recueille cette fois la totalité des articles parus après 1945, et que Blanchot, pour des raisons parfois obscures, n’a pas jugé bon de reprendre ensuite dans ses livres.

Textes souvent courts, et pour ainsi dire de plus en plus courts, tant avec les années Blanchot se retranche davantage, peut-être, dans ce silence dont il avait fait une vie — « vie consacrée à la littérature et au silence qui lui est propre. » Les articles sont à la fois comme des interruptions de ce silence et des appels à y revenir, d’une certaine manière.

En réponse à Libération, en mars 1985, à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Blanchot écrit :

Certes, la question est traditionelle. Ma réponse ne sera pas originale. […] Dans l’espace de l’écriture, écrivant, n’écrivant pas, je me tiens là courbé, je ne puis autrement et je n’attends nul secours des puissances favorables.

Les articles surtout éclairent différemment le travail critique de Blanchot et ses articulations essentielles avec l’écriture, la solitude, l’ouverture infinie que la lecture et l’écriture exigent l’une et l’autre, l’une envers l’autre.

Il faut peut-être se demander encore : pourquoi la critique, pourquoi cet exercice ? Une malade de Pierre Janet disait : « Un livre à propos duquel il faut réfléchir devient sale. » Cette remarque nous révèle, semble-t-il, l’une des raisons d’être de la critique. Même si celle-ci réfléchit peu, elle commente, elle interprète ; elle est tournée vers le monde. Son rôle est d’attirer les œuvres hors d’elles-mêmes, hors de ce point de fascinante discrétion où elles se forment et voudraient s’enfermer […].

Il est clair que la contrariété exige davantage et qu’elle n’atteint son vrai point qu’au moment où le critique et l’art se confondent, quand ce qu’on appelle la conscience créatrice accepte de se perdre dans le regard superficiel du jour et s’affirme complice de la préoccupation qui la méconnaît.

Qu’en résulte-t-il ? Certes, un tourment assez grand ; certes souvent une confusion malheureuse et un consentement probablement stérile à ce qu’on ne peut cependant pas accepter. Mais il n’importe peut-être, car l’important, c’est que le créateur se déclare solidaire non pas de la vaine éternité où la création l’attire, mais du présent périssable qui lui assure la création d’une critique sans lendemain.

Rassemblés dans l’ordre chronologique, les articles se succèdent sans hiérarchie de forme ou de genre — et l’exercice critique (sur le Roman (sa mauvaise foi)) ; ou sur tel livre de André Dalmas, L’arrière-monde ; ou sur Hölderlin, Restif de la Bretonne…) côtoie des réflexions plus philosophiques sur l’amitié, la Bible, la modernité, le rapport à l’écriture de la vie dans sa mise à mort — ce mot terrifiant de biographie qui est aussi le regard vers Eurydice. Mais on trouve également des réponses à des questions posées par des quotidiens ou revues, des hommages — qui n’en sont pas, mais bien plutôt des formes d’ouverture à la pensée de l’autre, ce qui demeure dans la vie après ces morts ; à Derrida, par exemple :

La disparition de « l’auteur » donne encore plus de nécessité à l’enseignement, écriture (trace avant tout texte) et parole, parole dans l’écriture, parole qui ne vivifie pas une écriture laquelle autrement serait morte, mais au contraire nous sollicite d’aller vers les autres, dans le souci du lointain et du proche, sans qu’il nous soit encore donné de savoir que c’est d’abord le seul chemin vers l’Infini.

Ou à Beckett :

Si comme il a été dit une fois (à tort ou à raison), [la littérature] tend à son essence qui est de s’effacer ou de disparaître, ce tarissement, peut-être profondément triste, peut-être aussi mélange de sérieux et de sarcasme, en appelle sans cesse à persévérer en se faisant entendre comme parole incessante et interminable. À Samuel Beckett a été confié ce mouvement de la fin qui n’en finit pas.

Et puis, il y a ces étranges refus adressés à des revues, qui se donnent avec regret mais non pas sans force — quand Blanchot ne peut plus répondre aux questions qu’on lui pose quand on voudrait le célébrer, ou du moins recueillir sa parole à tout propos :

Chère Blandine Jeanson,
ne soyez pas heurtée par ma réponse négative. J’ai toujours essayé avec plus ou moins de raison, d’apparaître le moins possible, non pas pour exalter mes livres, mais pour éviter la présence de l’auteur qui prétendrait à une existence propre.

Naturellement, c’est une exigence toute personnelle qui n’a de valeur pour personne d’autre (peut-être)
Que [votre] projet […] reçoive donc le succès que vous souhaitez.
Maurice Blanchot

Manière non pas d’éviter de répondre, mais d’affirmer dans le retranchement, sa place, son rôle, sa tâche.

Des textes politiques donnent aussi la mesure d’un engagement — loin du sens traditionnel qui voudrait déterminer un statut social de l’intellectuel, mais plus profondément ancré dans le souci d’un rapport au monde où l’amitié prend toute sa place dans la conscience politique : c’est telle lettre à Dyonis Mascolo sur les comités d’action après mai 68, lettre qui se termine par

Mais tu sais tout cela, cher D., comme moi ; je n’ai voulu que me le rappeler à moi-même, rappeler qu’il ne peut pas, sauf par abus ou compromis sans « valeur », y avoir de commission de travail, ni même de permanence : rien d’autre que l’instant de la présence. Cela dit, ne nous décourageons pas, mais ne nous laissons pas mystifier.

c’est également à propos d’Israël

Quoi qu’il arrive, je suis avec Israël. Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir.

ou pour la libération du poète syrien Faraj Bayrakdar.

L’ouvrage comporte à la fin un glossaire qui constitue un véritable dictionnaire choisi d’une littérature essentielle, curieuse, exigeante d’elle-même et des autres : aux figures attendues et plusieurs fois évoquées de Bataille, Mallarmé, Proust, Beckett, Levinas, on retrouve aussi d’autres noms qui permettent à Blanchot d’aller dans des espaces qu’on ne lui connaissait pas : Gracq (et la question de l’adjectif en littérature, celle de l’empêchement du langage par la langue) ; les écrivains de science-fiction (du bon usage de la science-fiction) ; et puis ces pages somptueuses sur Artaud, autour de la question du Merveilleux, passant de Gracq (le texte sur Robespierre dans Liberté Grande qui m’importe tant) et de Breton, à Nerval et Lautréamont, traversant toute une histoire de la littérature par le merveilleux qui est moins une rhétorique ou un motif qu’un prix accordé au monde pour mieux le traverser.

« Ce qu’il y a d’admirable dans le fantastique, c’est qu’il n’y a plus de fantastique : il n’y a que le réel. » Qui ne se rappelle ces lignes du Premier Manifeste du Surréalisme ? Elles annulent parfaitement les remarques de Mérimée. Cependant, pour bien les entendre, encore faut-il se souvenir que le fantastique est peut-être donné à tout le monde, mais qu’à l’écrivain il n’est jamais donné à l’avance, que ce n’est ni une question de fable, ni de décor, ni de personnages, ni de tradition, ni même d’intention. […] Le fantastique, le merveilleux n’ont la plupart du temps rien à voir avec les récits qui en empruntent l’apparence et que, si ces récits ont un caractère fabuleux, c’est que justement ceux qui les ont écrits n’ont jamais rencontré ni éprouvé le fabuleux sous son aspect de vérité.

Là où il y a le fantastique, il n’y a plus que le réel. Si cela est vrai, il en résulte aussi que, dans une œuvre, lorsque le fantastique apparaît, c’est que nous n’avons affaire qu’à son mensonge, un simulacre peut-être impression et peut-être inévitable, mais étranger à la nature propre du fantastique qui est de passer pour la réalité même, d’être le tout de la réalité.

Si j’ai ici beaucoup cité Blanchot, c’est aussi parce que bien souvent ses articles citent avec une générosité et un savoir éprouvé (non pas érudit seulement), s’écrivant en palimpseste d’une littérature qui est toujours la matière même de la parole, de la pensée, de leur possibilité. À de nombreuses reprises, c’est façon pour Blanchot non pas de se réfugier sous l’autorité d’un autre, mais de prendre corps dans l’autorité même de la littérature pour explorer la vie, sa propre mort toujours en instance.

Pour terminer, je dirai le somptueux article qui a pour titre Où va la littérature ? — et qui est le pendant du texte fondamental "La Disparition de la littérature" paru dans le Livre à venir, et dont je me demande pourquoi il n’a pas été lui aussi repris. Il se clôt sur l’évocation d’un court récit de Kafka :

Kafka nous parle d’un vieux marchand qui ne se soulevait plus qu’en rassemblant toutes ses forces. C’est la nuit. « Diable, crie-t-il, sauve-moi de l’environnement des ténèbres. » On frappe sourdement à la porte. « Vous, tout le dehors, entrez, entrez ! »

L’écrivain d’aujourd’hui, ce vieux marchand sans forces, jadis l’homme des échanges et du commerce heureux, est celui qui, pour se délivrer de la nuit, ne peut en appeler qu’à la nuit. Chose merveilleuse, voici qu’en effet le dehors, à son appel, s’ébranle, et joyeusement, dans l’innocence et la jubilation de la détresse, l’écrivain fait un dernier effort pour ouvrir toute grande la littérature à cet ébranlement de l’immense dehors. Qu’en résulte-t-il pour lui et pour elle, qu’arrive-t-il ensuite au vieux marchand ? C’est ce que le récit, interrompu, ne dit pas, à moins qu’il ne s’interrompe pour le dire.

C’est une vie entière qui se laisse lire ici, dans ses marges, peut-être, dans l’œuvre marginale qui s’élabore avec distance et dans le souci du présent, de la présence — une vie qui pourtant ne se donne pas dans les termes de la vie, quand elle s’envisage en regard de l’histoire et de sa trace.

Ainsi, en réponse à une enquête menée par Le Monde, en juillet 1983, sur la gloire : « qu’est-ce que la gloire, selon vous, pour un écrivain d’aujourd’hui ? », Blanchot avait répondu.

C’est encore à notre vieux maître Henry James qu’il serait peut-être le plus juste d’en appeler pour dire l’étrangeté de cette exigence, telle que ni gloire, ni renommée, ni popularité ne peuvent y avoir part.
« Nous travaillons dans les ténèbres — nous faisons ce que nous pouvons — nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion notre tâche. Le reste est la folie de l’art »