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Mahigan Lepage | Des usages du monde

La Science des Lichens, publie.net

dimanche 30 janvier 2011


La science des Lichens est publié aux éditions numériques publie.net. .
Pour vous procurer le texte, accédez directement à la page du livre sur le site des éditions et sur les libraires en lignes partenaires.
Voir une présentation du texte par François Bon.
Lire le projet du texte et des notes autour de sa publication sur le site de l’auteur.

Enfin, lire diverses recensions :
— sur Pages à Pages de Christine Jeanney
— sur Babelio, recension par Brigitte Celerier
— sur Fuir est une pulsion de Guillaume Vissac


« Usages du monde »
’Soit je parle soit c’est silence autour de moi, soit je parle, soit je suis comme mort’

Une seule phrase, soixante quinze pages, un livre qu’on lit, comme le disait Julien Gracq, « d’une haleine » — pas seulement pour sa brièveté, mais aussi et surtout en raison de sa vitesse, celle qui le propulse, celle qui conduit en retour la lecture. Livre traversé, et on se surprend parfois à aller plus vite encore que le mot ; c’est que la phrase a elle-même une puissance de propulsion supérieure à sa littéralité — texte toujours pris en son milieu, si le milieu est l’endroit où les choses prennent de la vitesse.

… contrairement à ce qu’on croit, le choc de la réalité, c’est progressif, le choc de la réalité, c’est plutôt comme une succession d’ondes, une succession d’ondes de choc de réalité, un peu comme la succession des arrêts sur la ligne RER B, Arcueil-Cachan, Bagneux, Bourg-La-Reine et ainsi de suite…

Le récit ? Un homme, le locuteur, s’adresse dans le métro à ceux qui ne l’écoutent pas ; situation vue, connue dix fois. D’autant plus forte pour moi que ce RER, je l’ai pris des centaines de fois, du temps où je rejoignais l’internat du lycée Lakanal, station Bourg-la-Reine, et où les trajets vers le centre de Paris étaient fréquents : et comment ce RER a été pour moi le premier accès à la ville, le tunnel par lequel j’en ai fait la connaissance, l’apprentissage de sa violence.

Le texte se saisit de cette violence sociale pour la traverser et l’élever : en faire ainsi une sorte d’allégorie urbaine, sauvage et acceptée. Trouver, avec simplicité et radicalité, la situation de parole de notre monde sans annuler la fiction qu’elle raconte n’est pas la seule force de ce texte, c’est au moins sa condition, c’est aussi sa puissance.

… dehors on ne dit plus Paris on dit Palaiseau mais qui fait la différence, il n’y a pas de différence, le Canada, Paris, le Maroc, Katmandu, Palaiseau, c’est toujours la même histoire, une histoire de trains et de voitures et de béton et de solitude, une histoire de bouches qui vous parlent et vous soûlent, j’en ai trop pris moi, je me suis assez fait saoûler moi, fini je me suis dit, maintenant c’est à moi de parler, le temps d’un trajet sur la ligne RER B, c’est quand même pas trop demander, votre attention le temps d’un trajet, c’est tout, …

Un homme donc, dans le RER qui le conduit du nord de Paris jusqu’au sud, parle : il parle, s’il devait cesser de parler, il meurt. Texte qui confond la prise de parole de la langue à la possibilité même de son existence : dans le silence, avec le texte cesserait le corps de celui qui le tient à bras le corps, ou à bout portant de la ville et du réel : cesseraient aussi tout le reste autour, la ville, le réel, toute parole et le corps de celui qui les a fait sortir du silence.

… c’est pas la même chose mourir et être tué, mourir je veux bien, je suis prêt à mourir ou presque, éteindre je veux dire, me débarrasser des encombrements, goûter le grand silence ou ce genre de truc, par contre être tué je pourrais pas supporter…

Un homme parle, qu’on imagine debout au milieu de passagers assis dont on ignore combien ils sont, ni si seulement ils sont. Il raconte son récent passage au Maroc, voyage né du désir insensé et faux de rencontrer une sorte d’altérité fantasmée, un exotisme qui ne sera que de seconde main. Car là-bas, il ne rencontrera que l’âpreté du monde, l’artifice de ces pays qu’on dirait fabriqué pour des touristes. Le vrai pays, lui, on ne le voit jamais, trop de choses et de corps font écran.

L’errance, la perte, l’échec même de la rencontre du monde — mais en arrière, le monde qu’on rencontre malgré tout, le chauffeur de taxi qui arnaque, les enfants qui font visiter malgré les dénégations, la chaleur, les boutiques de tapis pour touristes : n’est-ce pas une part du monde, la part de mensonge et d’illusion quand l’artifice a remplacé de plein sa vérité ? Cette part du monde qui est la seule à laquelle on aurait droit, désormais ?

Le texte avance, se produit de lui-même avec une si grande fermeté et violence qu’on est soi-même emporté, qu’on est soi-même pris dans sa vitesse. Dans l’avancée du RER, les stations défilent : pensées à Dante, chaque station est un cercle de plus, mais cette fois, l’enfer urbain obéit à une loi de centrifugeuse : l’enfoncée dans la ville ne nous fait rien voir de la ville, elle nous en fait sortir. Derrière la surface de la vitre, les lumières qui défilent. La nuit qui tombe et recouvre ceux qui l’habitent. Bientôt, on est sorti de la ville. Les banlieues sud défilent à leur tour. La ville est dans le dos. Et on parle toujours dans sa trainée de poudre et de lumière.

… justement regardez, on voit les lanternaux du Sacré-Cœur, le stade de France est derrière nous et les façades se pressent au bord de la voie, d’ici peu on passera sous le périphérique, on voit plus les murs de Paris comme au temps des bateaux, mais il y a le détail des voitures pressées aux échangeurs, le soleil de solstice disparaît voyez, on s’apprête à s’enfoncer sous la ville allumée, …

Impossible de ne pas penser au monologue de Koltès dans ce texte — sur son site Le dernier des Mahigan, l’auteur a d’ailleurs écrit un très beau compte rendu de La Nuit juste avant les forêts. Comme chez Koltès, le spectaculaire de la syntaxe, une seule phrase, une fermeté rhétorique dans la reprise et le jeu spiralé sur les allers-retours, le déplacement infime mais décisif des récits qui s’épaississent et forment comme une puissance d’accumulation qui lancent et précipitent le drame. Comme chez Koltès, la solitude qu’on cherche à briser, l’adresse insensé à qui veut, la folie de la parole laissée à celui qui voudra bien la ramasser.

Mais ce texte établit aussi un écart manifeste : là où Koltès travaillait sur l’immobilité du locuteur, arrêtant d’un geste le passant au coin de la rue qui allait s’en aller, faisant tourner autour d’eux les mouvements du monde, Mahigan Lepage écrit dans la circulation du réel autour, dans l’avancée incessante du métro et le recul de la ville derrière. Double mouvement (scandé d’arrêts à chaque station : ce récit est aussi un drame à stations) autour duquel se construit l’immobilité elle-même mouvante des allers-retours avec le souvenir, le voyage au Maroc ou au Népal, et ces réflexions étranges sur la science des lichens.

… au nord de Paris le jour était faux, maintenant au sud c’est la nuit qui est fausse, on oublie que tôt ou tard les illusions vacillent, les illusions vacillent et reste la science des lichens, les arrêts de la ligne B portent les noms attendus voyez…

Les lichens, c’est le sujet de thèse du locuteur, biologiste : travaillant sur les formes vives et végétales qui naissent (et meurent) dans notre monde minéral, le locuteur traque les indices de pollution de la ville — ou quand les instruments de mesure de la vie ne sont que les traces mortes de ce qui la détruit. Il y a une étrange relation entre cet « objet d’étude » et le travail à l’œuvre dans l’écriture : une manière, bien sûr, de tenir la fiction à distance de l’autofiction, mais une force de correspondance aussi entre l’obsolescence de ce monde et l’effort qu’on porte à en mesurer chaque signe. Et la voix, au-dessus de ces bruits vains, pour dire : le corps debout qui parle, le corps immobile dans le wagon emporté qui dit encore : la parole en lui qui le maintient en vie jusqu’au dernier mot.

Quand le dernier mot vient, il n’y aurait plus qu’à reprendre au début, le métro qui remonte vers la ville, et les mêmes mots qui se disent : qui se redisent — que disent-elles de nouveau dans la relance ? Peut-être la survivance du corps sur ce qui voudrait l’abolir : et la voix qui ne renonce pas : les lichens morts, quels mains pour en recueillir la trace ? En lisant les lichens, on lit la mort des villes : est-ce que la nécessité de la littérature ne réside pas aussi dans cette lecture qui dit la mort en amont, et la parole toujours qui lui survit ?

Quand le locuteur a fini de parler, c’est peut-être là que le texte commence, et notre lecture. À la solitude écrasante du locuteur, ne répond pas seulement le silence des autres dans le RER, mais aussi le silence de nos lectures, qui vient précisément nier le premier silence, mais comme si là, dans la solitude du livre, on venait rejoindre l’autre sans annuler sa présence, on venait, dans notre silence intérieur, faire parler cette parole en notre voix muette, et c’est nous qui venons le remplacer dans cette rame de métro, faire fonctionner ce texte et relancer la voix plus haute encore de nos solitudes et de cette communauté qui s’invente.

… je connais vos visages et vos bouches, je suis plein de vous et vous recrache en entier, oh il est loin le temps des bateaux, un seul et même lichen aujourd’hui recouvre la planète, que sont vos trains et vos villes, vos têtes et vos vêtements, un seul et même lichen qui tout entremêle, vos théories et vos paroles, votre argent et vos signes, vos rencontres et vos illusions, et quand vous dites il fait chaud, et quand vous dites il est tard, et malgré la fatigue, et malgré le dégoût, tout emmêlés à l’avantage de l’espèce, tout lichénisés que vous êtes, tout parasités que vous êtes, mais voici les derniers mots du voyage, Saint-Rémy les Chevreuses, Saint-Rémy les Chevreuses, nous voilà au bout de la ligne, dehors sont pour vous les rues et d’autres trajets, en ces proliférations que vous appelez vos villes, toundras de lichens craquant sous vos pieds, les portes s’ouvrent et nos corps se disloquent……


J’avais rencontré Mahigan à Paris peu de jours avant qu’il ne parte au Maroc quelques jours. L’été brûlant, accablant, partout, dans le cinquième arrondissement. C’est lui qui m’avait indiqué des cafés dans ces quartiers que je connaissais pourtant par cœur, lui qui venait de l’autre côté de l’océan. Il était venu à Paris pour finir sa thèse — mais avait envie de partir. J’ai eu l’impression qu’il avait choisi le Maroc presque par hasard, pour aller, simplement.

J’avais lu son texte, ses Carnets du Népal (auquel ce texte fait allusion d’ailleurs) ; avais été impressionné par la confrontation, la réquisition du monde que la langue imposait, et comme l’expérience du monde s’établissait dans l’exigence d’une langue qui s’y affrontait, sans artifice, sans complaisance, avec dureté, mais non sans humour (et La Science des Lichens sait aussi être très grinçant, très drôle…)

De Mahigan Lepage, il y a aussi ce texte, Vers l’Ouest, traversée de territoires pour moi étrangers, mais dans la pleine reconnaissance de ce dont ils témoignent, et de ce vers quoi ils vont, ils font mener : texte qui m’a si profondément marqué, jusque dans l’écriture du récit que je menais alors. Pour essayer d’en nommer l’exigence, c’est le mot de Bouvier que je dirai ici : un certain usage du monde.

Un usage du monde qui permet d’en reprendre possession, peut-être, qui permet aussi en le nommant, de rendre digne, malgré l’inacceptable jeu social et les violences des êtres, la possibilité de le traverser, dans la recherche d’une communauté de ceux qui sauront le partager.