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freight train (blues)

mardi 24 mai 2011


Freight Train Blues (Bob Dylan, ’Concert au Carnegie Chapter Hall’ — 4 nov. 1961)

I’ve got the freight train blues
Oh, laydy mama got em on the bottom of my ramblin’ shoes


Et tout ce langage perdu
Ce trésor dans la fondrière
Mon cri recouvert de prières
Mon champ vendu.

Je ne regrette rien qu’avoir
La bouche pleine de mots tus

Et dressé trop peu de statues

À ta mémoire

Aragon, Elsa (’Chanson Noire)


C’est vers là que j’irai — vers là qu’il le faudrait, peut-être, cet espace sans mémoire, de corps pur. Ce matin, assis en sens inverse de la marche, je notais à la volée le double retrait du train et du dehors, et je n’imaginais pas que le mouvement se prolongerait en moi — comme d’une retraite ce sentiment diffus, celui d’une victoire concédée sur la défaite même, fatigue d’insomniaque, ivre et assoiffé de l’être davantage.

De Paris à Bordeaux, j’ai vu tous les ciels changer au passage : mais une fois échoué sur la terre ferme, je n’étais pas arrivé : le quai ne paraissait pas moins fuyant — dans la salive, la nausée de ces trois heures, la lumière haute de la verrière : et le creux dans le corps, vide. Ainsi, le recul du jour avait commencé sans moi. Il était midi, j’étais déjà réveillé depuis cinq heures, tout était passé, la faim même, et dans le poids de la valise, je tirais à moi toute la semaine passée, celle à venir.

Là, c’est un endroit précis du jour où coïncideraient tous mes mouvements intérieurs enfin, avec ces contradictions, ses violences, les douceurs les plus inexcusables ; par exemple : le visage qui affronte, dans le vent, les mots impossibles à dire en face ; le visage qui se penche alors, pour mieux voir, le biais de l’échange ; le visage qui recule, et le corps qui fait le geste d’avancer — dans ce réel, tout qui m’assaille, en désordre ; rien ne s’ajuste. L’étreinte reçue qui n’est pas redonnée.

Comme depuis une fenêtre, on verrait tout de la nuit : mais ce qui passe dehors, fixant longuement les fenêtres, incapable de dire ce qui la regarde, et pourtant le moindre souffle de vent dans les cheveux, je le vois ; et la moindre boucle. La musique danse fort tout autour, jusqu’à tomber. C’est la position que j’adopte face au réel, de retrait et de recueillement en regard des choses : la seule possible à mes yeux — la seule que je trouve inacceptable. Non, au contraire, cette lande de terre intérieure (ou cette ville dans la bouche qui va), c’est là où il faudrait aller pour.

Oui —  : toute une manière de passé qui n’aurait pas besoin d’histoires pour se dérouler, en avant. L’instant le plus reculé de moi est toujours celui que je prononce. C’est à cela que j’ai pensé, dans le jour quand il fallait se retirer dans la nuit ; et dans la nuit, quand il fallait se retirer encore, fatigue plus grande encore. Tous ces retraits qui n’avancent vers rien. Mais là, plus loin que moi — cette lande de terre, le recul du paysage qui cesserait, les visages qui sauront se faire face, plus besoin de parler vraiment ce qui nous entoure : cette saveur de tombe effritée, une persistance des choses dans le vent tombé.

Il n’y a que ce vieux blues qui n’en est pas un, et la voix de Dylan, dans sa jeunesse la plus outrageuse (premier concert, vitesse affolée de dire, tout dire, tout recouvrir : redonner la vie aux secousses de Woody Guthrie) aujourd’hui, justement aujourd’hui, pour dégager la route, et frayer dans le désir les directions, les folies, la joie pure des pertes sans recours — au-delà de tout retrait.