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Annie Rioux | Habiter un monde étranger

Filles du Calvaire, publie.net

dimanche 28 août 2011



Publication aujourd’hui du livre Filles du Calvaire, de Annie Rioux, sur publie.net.

Des livres comme celui-ci sont rares, qui se confronte si directement à ce qu’il faut bien nommer la vie. Et comment l’écriture peut en rendre gorge.

Annie Rioux a multiplié les blogs, les écritures, les expériences et les voyages ces deux dernières années, avant silence : je l’ai lu alors de nouveau depuis ce silence, et comme il vient se briser avec force.

Ce court texte ci-dessous, écrit en cours de relecture (ce livre appelle, puissamment, à des relectures, et à son écriture), Annie a bien voulu l’insérer en présentation.

Il paraît que ces prochains jours, c’est la rentrée littéraire. Sûr d’une chose : de ne pas trouver dans tous les livres posés en tas sur les tables, ce qui se dit là, dans ce livre précisément, peut-être écrit face à tous ces autres livres, face à la ville, à la chair vive de soi et de son désir, et qui l’emporte sur tout.


— Annie Rioux, Filles du calvaire, éd. Publie.net
(collection Décentrements dirigée par Mahigan Lepage)

« Le roman sera toujours pour moi une forme d’écriture empêchée. L’adresse à l’autre dans un contact direct est impossible dans la fiction. Mais rien de tout cela n’est incompatible avec l’invention, ce pour quoi, au fond, on écrit. »

Quand il faut écrire contre toutes les formes figées, fabriquées par d’autres, pour d’autres temps et d’autres mondes, tous morts aujourd’hui, ce qu’on retrouve alors est toujours une épreuve plus essentielle et directe, qui est le geste d’écrire à même la vie, celle qu’on pourrait inventer pour mieux l’éprouver en retour. Ainsi le livre d’Annie Rioux, tout tissé de ces mouvements d’écarts et de refus, et de volonté librement consentie à sa pente naturelle : la vie telle qu’elle s’éprouve, notée à la volée. C’est cette infime tension (la blessure ouverte) entre la vie et sa reformulation écrite : ainsi ce passage de l’adresse à l’écrit, et du tu qui va rejoindre ce on, par un je qui s’écrit, et s’invente, se cherche des espaces de contact pour se nommer.

Filles du calvaire est un texte double, dans son exposition : deux parties, dont la première serait le journal d’un séjour à Paris – et la seconde (« Amplifications »), des textes écrits en marge de ce journal. Mais quelle marge ? Ce qui travaille ce texte, justement, c’est l’impossibilité de penser l’écriture comme seconde : seconde à quoi ? À autre chose qu’elle-même, à la vie ? Non : primauté de tout à la fois, et la vie et l’écriture brassée à plein corps. Car l’écriture est toujours ici le lieu où la vie se dit, et la vie, le moment appelé par l’écriture : pas de journal pour le journal de la vie elle-même. Mais là où on va puiser, c’est à l’expérience la plus nue : sans artifice, sans échafaudage de fiction. Alors, en recherchant cette immédiateté, c’est naturellement que l’écriture trouve dans l’adresse son mouvement propre. Et nulle exclusion cependant dans cette forme : si le texte s’adresse à quelqu’un, on le devine, c’est aussi à une part de nous dévisagé, mise à nu. « Tout n’est qu’une question de deuil, puisqu’il s’agit de langage. Tu as, toi aussi, nombre de fantômes sous la main. »

À Paris, c’est là qu’Annie Rioux, de Montréal, est venue s’installer un temps, travailler, étudier : le voyage modifie toute perception du monde ; en retour, c’est le texte qui notera le mouvement – on ne fait pas de voyage, ce sont les voyages qui nous font, écrivait Nicolas Bouvier. Quel autre usage du monde dès lors que celui de l’écriture ? Elle note : « Le désir d’écriture de soi se fait plus insistant à l’étranger. » Alors, le journal est recueil, précipices intimes : et puisqu’il est aussi, pour une large part, lettre secrète, mais ouverte, le récit fragmentaire des douleurs, les séparations, les déchirures entre les corps – il sera aussi mémoire du corps. Écriture qui cherche toujours en intensité sa part charnelle dans ce qu’elle éprouve : où le corps est l’instrument de mesure et le réceptacle, « le capteur sismique » et le trait ondulant à la surface de la page, à la fois le geste et sa destination, et finalement le mot qui servira à nommer et signer le texte en sa totalité : « Carnet de voyage ou Journal, quelle différence entre les deux puisque le corps est le même ? »

Mais dans la douleur d’habiter un monde étranger, se joue celle d’habiter sa propre étrangeté, celle qu’on porte en plus, avec l’étrangeté de l’autre – l’impossibilité d’habiter quelque part, de se trouver à demeure. On pense au recueil de René Char, Seuls demeurent : ce mouvement de départ recommencé ; ou au dialogue entre Derrida et Blanchot : Demeure. Mais c’est moins une réflexion sur telle question, qu’une incessante formulation de cette question – sa fragilité, aussi : ce journal est aussi celui d’une rupture, tenue à distance par une pudeur extrême. Les demeures qu’on invoque, comment les habiter seuls, et comment les partager, si on ne peut soi-même pas les habiter ?

C’est donc un texte double aussi, dans sa profondeur : le récit de sa propre écriture, et ce que ce récit raconte de la vie qui l’a éprouvé. Mais rien de théorique, au contraire. C’est parce que les deux pans, de la vie et de l’écriture, sans saisie d’un même tenant, dans la même violence, précise, que le texte porte en lui sa nécessité profonde, récursive. Dans le journal, notations sèches parfois, rapides, aussi vives que le mouvement de poignet qui va l’inscrire pour ne pas (ou pour mieux) l’oublier : et comme il devient mémoire, rappel pour soi de citations, des phrases de Duras, Pizarnik, Kafka (toujours Kafka) – écrivains des frontières de la fiction, où la fiction, c’est le corps lui-même de celui qui l’écrit.

Et puis, finalement, cette deuxième partie : ces ultimes « Amplifications » – sorte d’envers du journal, ou ses reformulations successives dans l’élément même de l’écriture : fragments de prose pure, brèves visions, beautés brutales, lumineuses : « des gestes métaphores », illuminations, récits de rêve, évidences d’images juxtaposés dans les secousses. Alors, on pressent combien le journal a permis l’écriture de ces fragments ; on devine aussi combien l’origine peut-être renversée : là où la finalité de la vie posait l’écriture, l’écriture ne cesse de tendre en retour à la vie qui l’a produite. L’adresse se multiple. Et qu’on relise le texte, à son début, on le verra s’écrire de nouveau, ne pas cesser de poser sa nécessité comme mode de lecture aussi – se poursuivre, et habiter son mouvement.

« Expliquer avec des mots de ce monde / qu’un bateau est parti de moi en m’emportant, écrivait Alejandra Pizarnik. L’entreprise ne mène pas à une meilleure compréhension ; ça mène à l’abandon. Qu’il me soit permis dans ses pages de trahir mes secrets, d’exposer une vie, de nous donner le temps de s’inventer mourir, de se donner une langue, à traîner dans la boue, le temps qu’on prendrait pour creuser un tunnel sous la maison, laisser aller les entités cannibales, que de manière masochiste je ressuscite, en forme de revenances. »